Page:Œuvres de Vauvenargues (1857).djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
xxxi
DE VAUVENARGUES.


pit ni trêve, et qui conduisent, en deux ou trois ans, à la mort. Parfois, la philosophie des valétudinaires est assortie à leur tempérament ; ils prêchent, comme philosophes, le repos dont ils ont besoin, comme malades ; et, par exemple, je soupçonne fort un ingénieux moraliste de notre siècle, l’aimable M. Joubert, de ne goûter si peu la liberté, que parce qu’elle vit de mouvement, parce qu’elle fait du bruit, parce qu’elle dérange. Dans Vauvenargues, au contraire, ou, du mains, dans sa morale, on n’aperçoit pas l’homme qui souffre, et, comme le jeune Spartiate, rien ne trahit sur son visage le mal qui lui dévore les entrailles. Parce qu’il lui faut renoncer à l’action, il ne veut pas pour cela qu’on y renonce, et il n’y a pas de moraliste qui encourage autant à vivre.

S’il respecte à ce point la vie, c’est qu’il respecte l’homme. Les moralistes, si divisés sur tout le reste, se rencontrent sur un point, la défiance secrète ou le mépris avoué de l’espèce humaine. Montaigne, La Bruyère et Pascal relèvent à l’envi nos faiblesses, nos inconséquences, ou nos travers ; et, tandis que Montaigne s’en accommode avec son indifférence ordinaire, que La Bruyère en fait le tableau sans conclure, Pascal en souffre et s’en irrite. Ce fier génie voudrait dans notre nature une suite qu’elle ne comporte pas, et la rigueur même de sa logique lui ôte le juste sentiment des proportions humaines. Aussi, malgré de généreux et admirables retours sur la dignité de l’homme, il le confond par l’effrayante peinture de son néant et de ses misères ; des hautes cimes qu’il habite, il fond sur cette terre, non pas comme l’ange de paix, pour soutenir l’homme et le consoler, mais comme l’ange de colère, pour l’épouvanter et l’abattre. Dans ce sentiment exagéré de la perfection, et dans cet amer désappointement de n’y pouvoir atteindre, ne reste-t-il pas quelque chose de l’orgueil qui a précipité les anges ? Se révolter ainsi contre l’homme, n’est-ce pas manquer à Dieu dont il est l’ouvrage ? Et n’est-ce pas à Pascal que Fénelon adresse ces belles paroles : « Voir sa misère et en être au désespoir, ce n’est pas être humble ; au contraire, c’est avoir un dépit d’orgueil qui ne peut consentir à son abaissement[1] ? »

  1. Fénelon. — Instruction, Prières et Méditations sur les Sacrements. — Art. III, du Sacrement de l’Eucharistie.