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DE L’ESPRIT HUMAIN.

faibles copistes des meilleurs modèles, et n’atteignent jamais leur art. Preuve incontestable qu’il faut du génie pour bien imiter, et même un génie étendu pour prendre divers caractères : tant s’en faut que l’imitation donne l’exclusion au génie.

J’explique ces petits détails pour rendre ce chapitre plus complet, et non pour instruire les gens de lettres, qui ne peuvent les ignorer. J’ajouterai encore une réflexion en faveur des personnes moins savantes : c’est que le premier avantage du génie est de sentir et de concevoir plus vivement les objets de son ressort, que ces mêmes objets ne sont sentis et aperçus des autres hommes.

À l’égard de l’esprit, je dirai que ce mot n’a d’abord été inventé que pour signifier en général les différentes qualités que j’ai définies, la justesse, la profondeur, le jugement, etc. Mais parce que nul homme ne peut les rassembler toutes, chacune de ces qualités a prétendu s’approprier exclusivement le nom générique ; d’où sont nées des disputes très-frivoles ; car, au fond, il importe peu que ce soit la vivacité ou la justesse ou telle autre partie de l’esprit qui emporte l’honneur de ce titre. Le nom ne peut rien pour les choses. La question n’est pas de savoir si c’est à l’imagination ou au bon sens qu’appartient le terme d’esprit ; le vrai intérêt, c’est de voir laquelle de ces qualités, ou des autres que j’ai nommées, doit nous inspirer [le] plus d’estime. Il n’y en a aucune qui n’ait son utilité, et j’ose dire son agrément. Il ne serait peut-être pas difficile de juger s’il y en a de plus utiles, ou de plus aimables, ou de plus grandes les unes que les autres ; mais les hommes sont incapables de convenir entre eux du prix des moindres choses ; la différence de leurs intérêts et de leurs lumières maintiendra éternellement la diversité de leurs opinions et la contrariété de leurs maximes.