Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 14, 1838.djvu/198

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étranges et compliquées que les événements de la journée pouvaient lui fournir. Hier il était inconnu, ignoré, errant à la suite d’une vieille parente dont il ne croyait pas lui-même le jugement bien sain ; et maintenant il était devenu, sans savoir ni comment ni pourquoi, ni jusqu’à quel point, le gardien, comme le disent les Écossais, de quelque important secret d’État, qui intéressait personnellement le régent lui-même. Roland ne comprenait qu’imparfaitement en quoi consistaient ces mystères redoutables auxquels il avait participé si involontairement ; mais cette obscurité, bien loin de diminuer l’intérêt d’une situation aussi peu attendue, ne faisait encore que l’accroître. Il éprouvait le même sentiment qu’un homme qui, contemplant pour la première fois un paysage pittoresque, ne peut le voir que partiellement et obscurci par le brouillard et la tempête. Les images vagues, les contours indécis des rochers, des arbres et des autres objets qui l’environnent, ajoutent une double majesté à ces montagnes voilées et à ces abîmes ténébreux, dont la hauteur, la profondeur et l’étendue s’accroissent au gré de l’imagination.

Mais les hommes, surtout à l’âge d’excellent appétit qui précède vingt ans, se laissent rarement absorber par des sujets de spéculation réelle ou de simples conjectures, au point d’oublier l’heure à laquelle les besoins du corps réclament quelque attention. Aussi notre héros, si nos lecteurs veulent bien lui accorder ce titre, salua-t-il d’un sourire le retour de son ami Woodcock, portant sur un plat de bois une énorme portion de bœuf bouilli, et sur un second plat une ration non moins abondante de légumes, ou plutôt de ce que les Écossais appellent lang-kail[1]. Un domestique le suivait avec du pain, du sel, et les autres assaisonnements d’un repas. Quand ils eurent placé sur la table de chêne tout ce qu’ils portaient à la main, le fauconnier observa que, depuis qu’il connaissait la cour, elle devenait plus dure de jour en jour pour les pauvres gentilshommes et les vassaux à la suite des seigneurs, et que maintenant on y écorcherait une puce pour en avoir la peau et la graisse. Il fallait se presser, se coudoyer pour entrer dans la cuisine ou à l’office, et encore ne pouvait-on obtenir que des os décharnés et des réponses bourrues. C’était bien autre chose à la porte du cellier : on n’y recevait qu’une petite bière sans goût, faite avec un seul boisseau de drèche pour compenser la double portion d’eau.

  1. Expression écossaise qui veut dire : Choux bouillis et non hachés.