Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 16, 1838.djvu/66

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Mordaunt se mirent aussitôt à tâcher de prévenir le ressentiment de celle à qui ces paroles étaient adressées ; la première lui adressa quelques mots norses d’un ton de suppliante, et Mordaunt lui dit en anglais : « Ce sont des étrangers, Norna, qui ne connaissent ni votre nom, ni vos qualités ; ils ignorent aussi les usages du pays ; il faut donc leur pardonner leurs manières peu hospitalières. — Je suis très hospitalier, jeune homme, répliqua Triptolème, miseris succurrere disco… L’oie qui était destinée à roussir dans la cheminée jusqu’à la Saint-Michel a cuit dans la marmite pour vous ; mais si nous avions vingt oies, je vois que nous trouverions sans peine assez de bouches pour les manger jusqu’aux plumes… Nous allons mettre ordre à cela. — Et à quoi vas-tu mettre ordre, esclave sordide ? » dit l’étrangère Norna en se tournant vers lui avec une expression de courroux qui le fit tressaillir d’effroi. « À quoi faut-il mettre ordre ! Amène, si tu veux, tes contres, tes socs, tes herses à la nouvelle mode, change les outils de nos pères depuis la charrue jusqu’à la souricière ; mais sache que tu es dans un pays jadis habité par les Kempions du Nord aux blondes chevelures, et laisse-nous notre hospitalité du moins, pour montrer que nous descendons d’une race autrefois noble et généreuse. Je t’engage à y prendre garde… Tant que Norna, de la pointe de Filful-Head, promènera ses yeux sur l’Océan incommensurable, il restera encore une possibilité de se défendre. Si les hommes de Thulé ne sont plus des champions, et n’apprêtent plus de banquets aux corbeaux, les femmes n’ont pas oublié les arts qui les transformaient jadis en reines et en prophétesses. »

La femme qui prononçait cette singulière tirade avait un extérieur aussi frappant que ses prétentions étaient hautaines et son langage emphatique. Elle aurait représenté dignement par les traits du visage, la voix et le port, la Bonduca ou Boadicée des Bretons, ou la sage Velleda, ou Aurinie, ou quelque autre des fameuses prophétesses qui menèrent jamais au combat une tribu d’anciens Goths. Ses traits étaient nobles et bien dessinés ; ils eussent été beaux sans les ravages du temps et sans les effets qu’avait produits sur eux le rude climat de son pays. L’âge et peut-être le chagrin avaient quelque peu diminué le feu de ses yeux bleus, dont le sombre azur approchait beaucoup du noir ; et les tresses de sa chevelure, qui s’étaient échappées de dessous sa coiffure et que la rigueur de l’orage avait mises en désordre, en avaient reçu çà et là quelques traces de neige. Son manteau, d’où l’eau découlait, était d’une grosse étoffe