Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 18, 1838.djvu/590

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celle d’une Judith : néanmoins c’était là la moindre preuve qu’elle donnait en ce moment de son talent à changer de rôle ; car elle jouait si bien celui de muette, que Buckingham, avec toute la finesse de son discernement, resta incertain si la créature qu’il avait devant les yeux était bien réellement la même que celle qui avait, sous un costume différent, fait une telle impression sur son imagination, ou n’était en effet que l’être disgracié qu’elle représentait. On remarquait en elle tous les signes extérieurs qui indiquent la privation de l’organe de l’ouïe, et la sagacité admirable par laquelle la nature y supplée. Aucun son ne faisait trembler ses lèvres. Elle paraissait complètement insensible à tout ce qui se disait autour d’elle ; mais, d’un autre côté, son œil vif et animé semblait impatient de dévorer le sens des paroles que le mouvement des lèvres pouvait seul lui faire saisir.

Interrogée à l’aide des moyens qui lui étaient familiers, Zarah confirma le récit de Christian dans tous ses points, et avoua qu’elle avait déjoué le projet de la mascarade en mettant le nain à sa place ; quant au motif qui l’avait fait agir, elle refusa de l’expliquer, et la comtesse ne la pressa pas davantage.

« Tout, dit Charles, tend à disculper milord de Buckingham d’une accusation si absurde. Le témoignage du nain est trop fantastique ; celui des deux Peveril n’atteint point le duc ; celui de la jeune muette exclut toute possibilité de le supposer coupable. Il me semble, milords, que nous devons lui déclarer qu’il est entièrement déchargé d’une accusation trop ridicule pour qu’on pût la soumettre à un examen plus sérieux que celui que nous en avons fait à la hâte. »

Arlington s’inclina en signe d’approbation ; mais Ormond parla franchement, et dit : « Je perdrais, sire, dans l’opinion du duc de Buckingham, dont les rares talents sont généralement reconnus, si je disais que mon esprit est complètement satisfait en cette occasion. Mais je me conforme à l’esprit du temps, et je comprends qu’il serait très-dangereux d’accuser, sur des griefs tels que ceux que nous avons été en état de recueillir, les intentions d’un protestant aussi zélé que Sa Grâce. Si le duc avait été catholique et en butte à de pareils soupçons, la Tour eût été une prison trop douce pour lui. »

Buckingham s’inclina vers le duc d’Ormond avec une expression de dépit que son triomphe même ne pouvait déguiser. « Tu me le paieras ! » murmura-t-il d’un ton qui marquait toute la profondeur et toute l’aigreur de son ressentiment ; mais le vieux et fier Irlandais, qui avait déjà bravé sa fureur, s’embarrassa peu de cette marque de mécontentement.

Le roi, faisant alors signe aux autres courtisans de passer dans le grand salon, arrêta Buckingham qui se préparait à les suivre ;