Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 19, 1838.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme nos ancêtres écoutaient celles d’un bouffon de profession attaché à la famille, et s’en faisaient un grand objet d’amusement, quoiqu’ils eussent été fâchés qu’elles sortissent de la bouche de quelqu’un qui aurait eu de meilleurs droits à être admis dans leur société. »

Cette déclaration me rappela complètement à ma prudence ordinaire, et je craignis tellement de me compromettre, que je ne me hasardai même pas à expliquer à mon aristocrate ami que l’individu qu’il avait nommé devait son avancement, à ce que j’avais entendu dire, à certains ouvrages de sa composition, qui, sans lui faire injure, pouvaient être comparés à des romans en vers.

La vérité est que, entre autres préjugés injustes auxquels j’ai déjà fait allusion, le marquis avait contracté une horreur mêlée de mépris pour tout homme qui fait des livres, parce que faire des livres est un métier tout comme un autre. Cette horreur ne s’étendait cependant pas jusqu’à ceux qui composent un in-folio sur la jurisprudence ou la théologie ; mais il regardait l’auteur d’un roman, d’une nouvelle, d’un poëme, d’une pièce fugitive en vers, ou d’un ouvrage de critique, comme on regarde un reptile venimeux, c’est-à-dire, avec crainte et dégoût. L’abus de la presse, soutenait-il, surtout dans ses productions les plus légères, dans ses formats les plus minces, avait empoisonné en Europe toutes les sources de la morale, et reprenait peu à peu une influence que le tumulte de la guerre lui avait fait perdre. Tous les écrivains, excepté ceux du plus gros et du plus lourd calibre, il les regardait comme dévoués à la mauvaise cause, depuis Rousseau et Voltaire jusqu’à Pigault-Lebrun et à l’auteur des romans écossais ; et bien qu’il convînt qu’il les lisait pour passer le temps, néanmoins, comme Pistol mangeant son poireau[1], ce n’était pas sans maudire la tendance de l’ouvrage qu’il avait sous les yeux.

Cette observation m’empêcha de faire l’aveu trop franc auquel ma vanité se préparait, et je ramenai le marquis à ses remarques sur le manoir de ses aïeux. « Ici, dit-il, était le théâtre sur lequel mon père obtint plus d’une fois un ordre pour que les principaux

  1. Allusion à un usage gallois dont il est question dans le Henri V de Shakspeare, où un faux brave nommé Pistol est exposé au ridicule par un de ses compatriotes, le capitaine Fluellen, qui le force à manger le poireau que, conformément à l’usage des Gallois, il avait attaché à son bonnet le jour de Saint-André, anniversaire de la bataille d’Azincourt. On sait que dans cette journée mémorable les Gallois étaient postés dans un jardin potager. a. m.