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CHAPITRE I.

gnait l’état déplorable du paralytique, la déchéance, l’anéantissement de ses facultés, son oreille désormais incapable d’entendre, son œil terne et obscurci, ses membres perclus, et, selon les nobles paroles de Juvénal :

Omni
Membrat um damno major dementia, quæ nec
Nomina servorum, nec vultum agnoscit amici[1]

Comme le docteur achevait de prononcer ces mots, une lueur d’intelligence sembla revivre sur la physionomie du moribond ; un feu subit brilla dans son regard ; tour à tour il parut s’éteindre, se rallumer, et tout à coup, parlant plus intelligiblement qu’il n’avait fait jusque-là, et du ton d’un homme pressé de dire quelque chose qu’il sait devoir lui échapper, s’il ne le dit à l’instant ;

« Une question de lit de mort, docteur ; une question de lit de mort ! prononça-t-il ; reductio ex capite lecti… Withering contre Wilibus… relativement au morbus sonticus… Je plaidais alors pour le plaignant, moi, et, et… Mais quoi ! oublierai-je jusqu’à mon propre nom ?… oui, moi et… et celui qui était le plus spirituel et le plus gai des hommes… »

Ces mots éclairèrent le docteur et lui donnèrent la possibilité de remplir la lacune ; le malade répéta alors, avec l’expression de la joie, le nom que le médecin venait de prononcer : « Oui, oui, c’était lui, Harry… pauvre Harry ! » s’écria-t-il, puis le feu de ses yeux parut s’éteindre ; il se laissa retomber sur le dos de son fauteuil.

« Eh bien ! vous avez vu de notre pauvre ami plus que je n’aurais osé vous promettre, monsieur Croftangry, me dit le docteur ; et à présent je dois user de l’autorité que me donne ma profession pour vous prier de vous retirer. Miss… consentira, j’en suis sûr, à vous faire prévenir, si quelque heureux hasard permet que vous puissiez voir son oncle. »

Que pouvais-je faire ? je remis ma carte à la jeune personne, et tirant de mon sein l’offrande destinée à mon ami ; « S’il demande d’où vient ceci, prononçai-je avec un accent presque aussi inintelligible que le sien, nommez-moi, et dites que cet objet lui est offert par l’homme le plus généreusement obligé et le plus vivement reconnaissant. Dites-lui que l’or qui compose cette boîte a été gagné grain par grain, et qu’il fut amassé avec autant de soin que

  1. Cette faiblesse de l’esprit, plus fatale encore que la privation de nos membres, qui ne reconnaît plus ni les noms de nos serviteurs, ni les traits d’un ami. a. m.