Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 21, 1838.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paysage que je viens de décrire, « ressemble à la vie d’un homme bon et heureux. — Et le torrent qui se précipite du haut de cette montagne éloignée, marquant sa course par une raie d’écume blanche, répondit Arthur… À quoi ressemble-t-il ? — À la vie d’un homme brave et malheureux, lui répliqua son père. — À moi le torrent !… un cours fougueux qu’aucune force humaine ne peut arrêter ; et alors qu’il soit court et glorieux, n’importe ! — C’est une pensée de jeune homme ; mais je suis convaincu qu’elle est si profondément enracinée dans ton cœur, qu’il ne faudrait rien moins que la main puissante du malheur pour l’en arracher. — Ses racines tiennent encore solidement aux fibres de mon cœur, et il me semble que pourtant la main du malheur a su déjà le déchirer. — Tu parles, mon fils, de ce que tu ne comprends guère. Sache que, tant qu’on n’est pas arrivé au milieu de la vie, on distingue à peine l’adversité véritable de la prospérité réelle, ou plutôt qu’on recherche comme faveur de la fortune des choses qui devraient plus justement passer pour des marques de sa colère. Regarde cette montagne qui porte sur son front sourcilleux un diadème de nuages, s’élevant tantôt et tantôt s’abaissant, selon que le soleil les frappe, mais sans pouvoir jamais les dissiper : un enfant pourrait croire que c’est une couronne de gloire… un homme sait que ce doit être un signe de tempête. »

Arthur suivit la direction des yeux de son père sur le sommet noir et sombre du Mont-Pilate.

« Le brouillard qui recouvre le faîte de cette montagne sauvage est-il donc de si mauvais augure ? demanda le jeune homme. — Interroge Antonio, lui répliqua son père, il te racontera la légende. »

Le jeune marchand s’adressa au Suisse qui les accompagnait, demandant à connaître le nom de cette sombre montagne, qui, de ce côté, semble être la reine superbe de toutes celles qui sont réunies autour de Lucerne.

Le jeune garçon se signa dévotement lorsqu’il lui fallut raconter la légende populaire d’après laquelle l’infâme proconsul de la Judée avait trouvé dans ces lieux le terme de sa vie impie, et après avoir passé bien des années dans les retraites de la montagne qui porte son nom, s’était enfin, par remords et désespoir plutôt que par pénitence, jeté dans le lac horrible qui en occupe le sommet. Si l’eau refusait d’accomplir sur ce misérable le devoir du bourreau, ou si, son corps étant noyé, son esprit, tourmenté sans