Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 24, 1838.djvu/201

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Le comte Robert, qui avait toujours l’œil attaché sur ce prince, à cause de l’avis qu’il en avait reçu et des regards expressifs qui semblaient en être le commentaire, observa que ce prudent prince évitait de toucher à aucune liqueur ni à aucun mets, pas même à ceux qu’on lui apportait de la table particulière de l’empereur. Un morceau de pain pris dans la corbeille au hasard et un verre d’eau pure furent les seuls rafraîchissements dont il voulut goûter. L’excuse qu’il présenta fut le respect dû à la sainte fête de l’Avent, qui se trouvait tomber ce même soir, et que l’église grecque-latine s’accordait à regarder comme sacrée.

« Je n’aurais pas attendu cela de vous, sire Bohémond, dit l’empereur ; je n’aurais pas cru que vous eussiez refusé les marques d’hospitalité que je vous offre en personne à ma propre table, le jour même où vous m’avez honoré en acceptant ma suzeraineté pour la principauté d’Antioche. — Antioche n’est pas encore conquis, répondit Bohémond, et la conscience, puissant souverain, doit toujours avoir ses exceptions dans tous les engagements temporels que nous passons. — Allons, noble comte, » dit l’empereur, qui, évidemment, regardait la conduite extraordinaire de Bohémond comme provenant plutôt de la méfiance que de la dévotion, « nous invitons, quoique cela ne soit pas dans notre habitude, nos enfants, nos nobles hôtes et nos principaux officiers ici présents à une libation générale. Remplissez les coupes, appelées les neuf muses ; faites-y couler à plein bord le vin consacré aux lèvres impériales. »

Sur l’ordre de l’empereur, les coupes furent remplies. Elles étaient d’or pur, et sur chacune était gravée l’image de la muse à laquelle elle était consacrée.

« Vous, du moins, loyal comte Robert, reprit l’empereur, vous et votre aimable dame n’aurez aucun scrupule de faire raison à votre hôte impérial ? — Si ce scrupule prend sa naissance dans quelques soupçons sur les mets qui nous sont servis ici, je dédaigne en nourrir de semblables, répondit le comte Robert ; si c’est un péché que je commets en goûtant du vin ce soir, ce n’est qu’un péché véniel, et je n’augmenterai pas beaucoup mon fardeau, en le portant avec le reste de mes fautes jusqu’à la première confession. — Ne vous laisserez-vous donc pas influencer, prince Bohémond, par la conduite de votre ami ? demanda l’empereur. — Il me semble, répliqua le Normand-Italien, que mon ami eût mieux fait en se laissant influencer par la mienne ; mais qu’il en soit comme sa prudence