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nouveaux essais sur l’entendement

guer les figures, un aveugle ne pourrait pas apprendre les rudiments de la géométrie par l’attouchement. Cependant nous voyons que les aveugles-nés sont capables d’apprendre la géométrie, et ont même toujours quelques rudiments d’une géométrie naturelle, et que le plus souvent on apprend la géométrie par la seule vue, sans se servir de l’attouchement, comme pourrait et devrait même faire un paralytique ou une autre personne, à qui l’attouchement fût presque interdit. Et il faut que ces deux géométries, celle de l’aveugle et celle du paralytique, se rencontrent et s’accordent, et même reviennent aux mêmes idées, quoiqu’il n’y ait point d’images communes. Ce qui fait encore voir combien il faut distinguer les images des idées exactes, qui consistent dans les définitions. Effectivement ce serait quelque chose de fort curieux et même d’instructif de bien examiner les idées d’un aveugle-né, d’entendre les descriptions qu’il fait des figures. Car il peut y arriver, et il peut même entendre la doctrine optique, en tant qu’elle est dépendante des idées distinctes et mathématiques, quoiqu’il ne puisse pas parvenir à concevoir ce qu’il y a de-clair-confus, c’est-à-dire l’image de la lumière et des couleurs. C’est pourquoi un certain aveugle-né, après avoir écouté des leçons d’optique, qu’il paraissait comprendre assez, répondit quelqu’un qui lui demandait ce qu’il croyait de la lumière, qu’il s’imaginait que ce devait être quelque chose agréable comme le sucre. Il serait de même fort important d’examiner les idées qu’un homme sourd et muet peut avoir des choses non figurées, dont nous avons ordinairement la description en paroles, et qu’il doit avoir d’une manière tout à fait différente, quoiqu’elle puisse être équivalente à la nôtre, comme l’écriture des Chinois fait un effet équivalent à celui de notre alphabet, quoiqu’elle en soit infiniment différente, et pourrait paraître inventée par un sourd. J’apprends par la faveur d’un grand prince d’un né sourd et muet à Paris, dont les oreilles sont enfin parvenues jusqu’à faire leur fonction, qu’il a maintenant appris la langue française (car c’est de la cour de France qu’on le mandait il n’y a pas longtemps), et qu’il pourra dire des choses bien curieuses sur les conceptions qu’il avait dans son état précédent et sur le changement de ses idées, lorsque le sens de l’ouïe a commencé à être exercé. Ces gens nés sourds et muets peuvent aller plus loin qu’on ne pense. Il y en avait un à Oldembourg, du temps du dernier comte, qui était devenu bon peintre, et se montrait très raisonnable d’ailleurs. Un fort