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Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/194

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nouveaux essais sur l’entendement

plaisirs ou des douleurs, quand il y a du mélange. Léandre méprisait l’incommodité et le danger de passer la mer à la nage la nuit, poussé par les attraits de la belle Héro. Il y a des gens qui ne sauraient boire ni manger ou qui ne sauraient satisfaire d’autres appétits sans beaucoup de douleur, à cause de quelque infirmité ou incommodité ; et cependant ils satisfont ces appétits au delà même du nécessaire et des justes bornes. D’autres ont tant de mollesse ou sont si délicats qu’ils rebutent les plaisirs avec lesquels quelque douleur, dégoût, ou quelque incommodité se mêle. Il y a des personnes qui se mettent fort au-dessus des douleurs ou des plaisirs présents et médiocres et qui n’agissent presque que par crainte et par espérance. D’autres sont si efféminés, qu’ils se plaignent de la moindre incommodité ou courent après le moindre plaisir sensible et présent, semblables presque à des enfants. Ce sont ces gens à qui la douleur ou la volupté présente paraît toujours la plus grande ; il sont comme des prédicateurs et panégyristes peu judicieux, chez qui, selon le proverbe, le saint qu’ils louent est toujours le plus grand saint du paradis. Cependant, quelque variété qui se trouve parmi les hommes, il est toujours vrai qu’ils n’agissent que suivant les perceptions présentes ; et, lorsque l’avenir les touche, c’est ou par l’image qu’ils en ont, ou par la résolution et l’habitude qu’ils ont prise d’en suivre jusqu’au simple nom ou autre caractère arbitraire, sans en avoir aucune image ni signe naturel, parce que ce ne serait pas sans inquiétude et quelquefois sans quelque sentiment de chagrin qu’ils s’opposeraient à une forte résolution déjà prise et surtout à une habitude.

§ 65. Ph. Les hommes ont assez de penchant à diminuer le plaisir à venir et à conclure en eux-mêmes que, quand on viendrait à l’épreuve, il ne répondrait peut-être pas à l’espérance qu’on en donne, ni à l’opinion qu’on en a généralement ; ayant souvent trouvé par leur propre expérience que, non seulement les plaisirs que d’autres ont exaltés leur ont paru fort insipides, mais que ce qui leur a causé à eux-mêmes beaucoup de plaisir dans un temps les a choqués et leur a déplu dans un autre.

Th. Ce sont les raisonnements des voluptueux principalement, mais on trouve ordinairement que les ambitieux et les avares jugent tout autrement à l’égard des honneurs et des richesses, quoiqu’ils ne jouissent que médiocrement et souvent même bien peu de ces mêmes biens quand ils les possèdent, étant toujours occupés à aller plus loin. Je trouve que c’est une belle invention de la nature architecte,