Aller au contenu

Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
nouveaux essais sur l’entendement

la divine providence que l’âme garde encore l’identité morale, et apparente à nous-mêmes pour constituer la même personne, capable par conséquent de sentir les châtiments et les récompenses. Il semble que vous tenez, Monsieur, que cette identité apparente se pourrait conserver, quand il n’y en aurait point de réelle. Je croirais que cela se pourrait peut-être par la puissance absolue de Dieu, mais suivant l’ordre des choses, l’identité apparente à la personne même, qui se sent la même, suppose l’identité réelle à chaque passage prochain accompagné de réflexion ou de sentiment du moi, une perception intime et immédiate ne pouvant tromper naturellement. Si l’homme pouvait n’être que machine et avoir avec cela de la consciosité, il faudrait être de votre avis, Monsieur ; mais je tiens que ce cas n’est point possible au moins naturellement. Je ne voudrais point dire non plus que l’identité personnelle et même le soi ne demeurent point en nous, et que je ne suis point ce moi qui ai été dans le berceau sous prétexte que je ne me souviens plus de rien de tout ce que j’ai fait alors. Il suffit pour trouver l’identité morale par soi-même qu’il y ait une moyenne liaison de consciosité d’un état voisin ou même un peu éloigné à l’autre, quand quelque saut ou intervalle oublié y serait mêlé. Ainsi, si une maladie avait fait une interruption de la continuité de la liaison de consciosité, en sorte que je ne susse point comment je serais devenu dans l’état présent, quoique je me souviendrais des choses plus éloignées, le témoignage des autres pourrait remplir le vide de ma réminiscence. On me pourrait même punir sur ce témoignage, si je venais à faire quelque mal de propos délibéré dans un intervalle que j’eusse oublié un peu après par cette maladie. Et si je venais à oublier toutes les choses passées, et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu’à mon nom et jusqu’à lire et écrire, je pourrais toujours apprendre des autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j’ai gardé mes droits sans qu’il soit nécessaire de me partager en deux personnes, et de me faire héritier de moi-même. Et tout cela suffit pour maintenir l’identité morale qui fait la même personne. Il est vrai que si les autres conspiraient à me tromper (comme je pourrais même être trompé par moi-même, par quelque vision, songe ou maladie, croyant que ce que j’ai songé me soit arrivé), l’apparence serait fausse ; mais il y a des cas où l’on peut être moralement certain de la vérité sur le rapport d’autrui : et auprès de Dieu dont la liaison de société avec nous fait le point principal de la moralité, l’erreur ne