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nouveaux essais sur l’entendement

§ 20. Ph. Les lois humaines ne punissent pas l’homme fou pour les actions que fait l’homme de sens rassis, ni l’homme de sens rassis pour ce qu’a fait l’homme fou : par où elles en font deux personnes. C’est ainsi qu’on dit : il est hors de lui-même.

Th. Les lois menacent de châtier et promettent de récompenser, pour empêcher les mauvaises actions et avancer les bonnes. Or un fou peut être tel que les menaces et les promesses n’opèrent point assez sur lui, la raison n’étant plus la maîtresse ; ainsi, à mesure de la faiblesse, la rigueur de la peine doit cesser. De l’autre côté on veut que le criminel sente l’effet du mal qu’il a fait, afin qu’on craigne davantage de commettre des crimes ; mais le fou n’y étant pas assez sensible, on est bien aise d’attendre un bon intervalle pour exécuter la sentence qui le fait punir de ce qu’il a fait de sens rassis. Ainsi ce que font les lois ou les juges dans ces rencontres ne vient point de ce qu’on y conçoit deux personnes.

§ 22. Ph. En effet, dans le parti dont je vous présente les sentiments, [on se fait cette objection][1] que si un homme, qui est ivre et qui ensuite n’est plus ivre, n’est pas la même personne, on ne le doit point punir pour ce qu’il a fait étant ivre, puisqu’il n’en a plus aucun sentiment. Mais on répond à cela qu’il est tout autant la même personne qu’un homme qui pendant son sommeil marche et fait plusieurs autres choses, et qui est responsable de tout le mal qu’il vient à faire dans cet état.

Th. Il y a bien de la différence entre les actions d’un ivre et celles d’un vrai et reconnu noctambule. On punit les ivrognes parce qu’ils peuvent éviter l’ivresse et peuvent même avoir quelque souvenir de la peine pendant l’ivresse. Mais il n’est pas tant dans le pouvoir des noctambules de s’abstenir de leur promenade nocturne et de ce qu’ils font. Cependant, s’il était vrai qu’en leur donnant bien le fouet sur le fait, on pouvait les faire rester au lit, on aurait droit de le faire, et on n’y manquerait pas aussi, quoique ce fût plutôt un remède qu’un châtiment. En effet, on raconte que ce remède a servi.

Ph. Les lois humaines punissent l’un et l’autre par une justice conforme à la manière dont les hommes connaissent les choses, parce que dans ces sortes de cas ils ne sauraient distinguer certainement ce qui est réel de ce qui est contrefait ; ainsi l’ignorance

  1. Dans le texte donné par Gerhardt, ces mots intercalés ici manquent ; mais la phrase n’a pas de construction. P. J.