Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/612

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pensées et apparences, comme les couleurs et les autres phénomènes qu’on ne laisse pas d’appeler réels. La tangibilité d’un tas de pierres ou bloc de marbre ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que la visibilité d’un arc-en-ciel ne prouve la sienne, et comme rien n’est si solide qu’il n’ait un degré de fluidité, peut-être que ce bloc de marbre n’est qu’un tas d’une infinité de corps vivants ou comme un lac plein de poissons, quoique ces animaux ordinairement ne se distinguent à l’œil que dans les corps demi-pourris ; on peut donc dire de ces composés et choses semblables ce que Démocrite en disait fort bien, savoir, esse opinione, lege, νόμω. Et Platon est dans le même sentiment à l’égard de tout ce qui est purement matériel. Notre esprit remarque ou conçoit quelques substances véritables qui ont certains modes, ces modes enveloppent des rapports à d’autres substances d’où l’esprit prend occasion de les joindre ensemble dans la pensée et de mettre un nom en ligne de compte pour toutes ces choses ensemble, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais il ne faut pas s’en laisser tromper pour en faire autant de substances ou êtres véritablement réels ; cela n’appartient qu’à ceux qui s’arrêtent aux apparences, ou bien il ceux qui font des réalités de toutes les abstractions de l’esprit, et qui conçoivent le nombre, le temps, le lieu, le mouvement, la figure, les qualités sensibles comme autant d’êtres à part. Au lieu que je tiens qu’on ne saurait mieux rétablir la philosophie et la réduire à quelque chose de précis, que de reconnaître les seules substances ou êtres accomplis, doués d’une véritable unité avec leurs différents états qui s’entresuivent ; tout le reste n’étant que des phénomènes, des abstractions ou des rapports.

On ne trouvera jamais rien de réglé pour faire une substance véritable de plusieurs êtres par agrégation ; par exemple, si les parties qui conspirent à un même dessein sont plus propres à composer une véritable substance que celles qui se touchent, tous les officiers de la compagnie des Indes de Hollande feront une substance réelle, bien mieux qu’un tas de pierres ; mais le dessein commun, qu’est-il autre chose qu’une ressemblance, ou bien un ordre d’actions et passions que notre esprit remarque dans des choses différentes ? Que si l’on veut préférer l’unité d’attouchement, on trouvera d’autres difficultés. Les corps fermes n’ont peut-être leurs parties unies que par la pression des corps environnants, et d’eux-mêmes, et en leur substance, ils n’ont pas plus d’union qu’un monceau de sable, arena sine calce. Plusieurs anneaux entrelacés