Arnauld à Leibniz.
Je dois commencer par vous faire des excuses de ce que je réponds si tard à votre lettre du 3 avril. J’ai eu depuis ce temps-là diverses maladies et diverses occupations, et j’ai de plus un peu de peine à m’appliquer à des choses si abstraites. C’est pourquoi je vous prie de trouver bon que je vous dise en peu de mots ce que je pense de ce qu’il y a de nouveau dans votre dernière lettre.
1° Je n’ai point d’idée claire de ce que vous entendez par le mot d’exprimer, quand vous dites, que «notre âme exprime plus distinctement cæteris paribus ce qui appartient à son corps, puisqu’elle exprime même tout l’univers en certain sens ». Car si par cette expression vous entendez quelque pensée ou quelque connaissance, je ne puis demeurer d’accord que mon âme ait plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que du mouvement des satellites de Saturne. Que si ce que vous appelez expression n’est ni pensée ni connaissance, je ne sais ce que c’est. Et ainsi cela ne me peut de rien servir pour résoudre la difficulté que je vous avais proposée, comment mon âme peut se donner un sentiment de douleur quand on me pique, lorsque je dors, puisqu’il faudrait pour cela qu’elle connût qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent.
2° Sur ce qu’on raisonne ainsi dans la philosophie des causes occasionnelles : « Ma main se remue sitôt que je le veux. Or ce n’est pas mon âme qui est la cause réelle de ce mouvement, ce n’est pas non plus le corps. Donc c’est Dieu ; » vous dites que c’est supposer qu’un corps ne se peut pas mouvoir soi-même, ce qui n’est pas votre pensée, et que vous tenez que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle mouvement procède aussi bien de la substance corporelle que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit.
Mais c’est ce qui me parait bien difficile à comprendre, qu’un corps qui n’a point de mouvement s’en puisse donner. Et si on admet cela, on ruine une des preuves de Dieu, qui est la nécessité d’un premier moteur.
De plus, quand un corps se pourrait donner du mouvement à soi-même, cela ne ferait pas que ma main ne pût remuer toutes les fois que je le voudrais. Car, étant sans connaissance, comment pourrait elle savoir quand je voudrais qu’elle se remuât ?