Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/11

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qu’à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu’il prouverait (par exemple) qu’on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu’il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire : s’il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à pré sent, ou me fera du mal, cela arrivera, quand je ne prendrais point ce breuvage ; et si cela n’est point écrit, il n’arrivera point, quand même je prendrais ce même breuvage ; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu’il soit : ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu’à ce qu’on leur fît comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C’est qu’il est faux que l’événement arrive quoi qu’on fasse ; il arrivera, parce qu’on fait ce qui y mène ; et si l’événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d’établir la doctrine d’une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire.

Mais sans avoir des intentions mauvaises et portées au libertinage, on peut envisager autrement les étranges suites d’une nécessité fatale ; en considérant qu’elle détruirait la liberté de l’arbitre, si essentielle à la moralité de l’action ; puisque la justice et l’injustice, la louange et le blâme, la peine et la récompense ne sauraient avoir lieu par rapport aux actions nécessaires, et que personne ne pourra être obligé à faire l’impossible ou à ne point faire ce qui est nécessaire absolument. On n’aura pas l’intention d’abuser de cette réflexion pour favoriser le dérèglement, mais on ne laissera pas de se trouver embarrassé quelquefois quand il s’agira de juger des actions d’autrui, ou plutôt de répondre aux objections, parmi lesquelles il y en a qui regardent même les actions de Dieu, dont je parlerai tantôt. Et comme une nécessité insurmontable ouvrirait la porte à l’impiété, soit par l’impunité qu’on en pourrait inférer, soit par l’inutilité qu’il y aurait de vouloir résister à un torrent qui entraîne tout, il est important de marquer les différents degrés de la nécessité, et de faire voir qu’il y en a qui ne sauraient nuire, comme il y en a d’autres qui ne sauraient être admis sans donner lieu à de mauvaises conséquences.

Quelques-uns vont encore plus loin : ne se contentant pas de se