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CHAPITRE XVII.

particulièrement que, quoique son armée fût très-nombreuse, et composée d’un mélange de plusieurs espèces d’hommes très-différents, faisant la guerre sur le territoire d’autrui, il ne s’y éleva, ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune, aucune dissension entre les troupes, aucun mouvement de révolte contre le général. D’où cela vient-il ? si ce n’est de cette cruauté excessive qui, jointe aux autres grandes qualités d’Annibal, le rendit tout à la fois la vénération et la terreur de ses soldats, et sans laquelle toutes ses autres qualités auraient été insuffisantes. Ils avaient donc bien peu réfléchi, ces écrivains, qui, en célébrant d’un côté les actions de cet homme illustre, ont blâmé de l’autre ce qui en avait été la principale cause.

Pour se convaincre que les autres qualités d’Annibal ne lui auraient pas suffi, il n’y a qu’à considérer ce qui arriva à Scipion, homme tel qu’on n’en trouve presque point de semblable, soit dans nos temps modernes, soit même dans l’histoire de tous les temps connus. Les troupes qu’il commandait en Espagne se soulevèrent contre lui, et cette révolte ne put être attribuée qu’à sa clémence excessive, qui avait laissé prendre aux soldats beaucoup plus de licence que n’en comportait la discipline militaire. C’est aussi ce que Fabius Maximus lui reproche en plein sénat, où il lui donna la qualification de corrupteur de la milice romaine.

De plus, les Locriens, tourmentés et ruinés par un de ses lieutenants, ne purent obtenir de lui aucune vengeance, et l’insolence du lieutenant ne fut point réprimée ; autre effet de son naturel facile. Sur quoi quelqu’un, voulant l’accuser dans le sénat, dit : « Qu’il y avait des hommes qui savaient mieux ne point commettre de fautes que corriger celles des autres. » On peut croire aussi que cette extrême douceur aurait enfin terni la gloire et la renommée de Scipion, s’il avait exercé durant quelque temps le pouvoir suprême ; mais heureuse-