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XVIII
NICOLAS MACHIAVEL.

bois causer avec les bûcherons et faire émonder des arbres ou couper des taillis pour vendre à ses voisins, qui ne le payent pas toujours. De ses bois il se rend auprès d’une fontaine, et de là à ses gluaux avec Dante, Pétrarque, ou l’un des petits poëtes, Tibulle, Ovide ou Catulle. « Je lis, dit-il, leurs plaintes passionnées ou leurs amoureux transports ; je me rappelle les miens, et je jouis de ces doux souvenirs. Je vais ensuite à l’hôtellerie qui est sur le grand chemin ; je cause avec les passants, je leur demande des nouvelles de leur pays, j’apprends un grand nombre de choses et je remarque la diversité qui existe entre les goûts et les esprits de la plupart des hommes. Sur ces entrefaites arrive l’heure du dîner. Je mange avec ma famille le peu de mets que me fournissent ma petite villa et mon chétif patrimoine. Le repas fini, je retourne à l’hôtellerie, j’y retrouve ordinairement l’hôte ainsi qu’un meunier, un boucher et deux chaufourniers avec lesquels je passe familièrement la journée, jouant à cricca et au trictrac. Il s’élève mille disputes ; le plus souvent c’est pour un quatrain, et cependant on nous entend crier de S. Casciano… Le soir venu, je retourne chez moi, et j’entre dans mon cabinet. Je me dépouille sur la porte de mes habits de paysan, souillés de poussière et de boue ; je me revêts d’habits de cour ou de mon costume, et je pénètre dans l’antique sanctuaire des grands hommes des temps passés ; accueilli par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi et pour laquelle je suis né. Je m’entretiens avec eux, je leur demande compte de leurs actions, ils me répondent avec bonté, et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui ; j’oublie mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort elle-même ne saurait m’épouvanter ; et comme Dante a dit : Il n’y a point de science si l’on ne retient ce que l’on a entendu, j’ai noté dans leur conversation tout ce qui m’a paru de quelque importance, et j’en ai composé un opuscule, De principatibus, où je me plonge autant que je peux dans les profondeurs de mon sujet. »

Dès ce moment, Machiavel entra de plain-pied dans les grandes compositions littéraires et prit pour ainsi dire possession de son génie. Le Traité du prince, les Discours sur Tite-Live, les Comédies, les Sept livres sur l’art de la guerre, la Vie de Castruccio