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XXX
NICOLAS MACHIAVEL.

avec évidence ; en feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le rêve du républicain… Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais, attaché à la maison de Médicis, il était forcé, dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète, et l’opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours sur Tite-Live et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre ; je le crois bien, c’est elle qu’il dépeint le plus clairement[1]. »

Rousseau se rencontrait ici avec le chancelier Bacon, qui avait dit du secrétaire florentin : « Cet homme n’apprend rien aux tyrans ; ils savent trop bien ce qu’ils ont à faire ; mais il instruit les peuples de ce qu’ils ont à redouter. » Le citoyen de Genève s’était-il inspiré directement du chancelier d’Angleterre ? nous ne le pensons pas. Mais dans quelques-unes des théories gréco-romaines du secrétaire de Florence il avait retrouvé une partie de ses propres théories. « Quel est, en effet, dit M. Ferrari, l’idéal de Rousseau ? C’est la cité antique, la ville républicaine où les citoyens se gouvernent eux-mêmes ; où chaque citoyen, dit Machiavel, tient la main sur le gouvernement. Quel est, d’après Rousseau, le peuple élu de l’Europe ? C’est la Suisse à laquelle Machiavel présageait une destinée romaine. Pourquoi cette apothéose de la Suisse ? Parce que Rousseau admire comme Machiavel la probité antique et la sainte ignorance de l’Helvétie… D’après Machiavel, la vieille civilisation était méprisable à cause de sa faiblesse ; d’après Rousseau, elle était faible à cause de son iniquité[2]. »

Dès que Rousseau eut parlé, la polémique fut transportée sur un terrain nouveau. Aux protestants et aux catholiques succédèrent les royalistes et les républicains, et depuis lors Machiavel a été loué, admiré, déchiré par tous les partis, ici, comme républicain, là, comme monarchiste, et la divergence des opinions est telle

  1. Contrat social, liv. III, ch. 6.
  2. Machiavel juge des révolutions, p. 101.