Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CHAPITRE LII.


Le moyen le plus sûr et le moins tumultueux de réprimer l’ambition d’un citoyen qui devient tout-puissant dans un État, c’est de le devancer dans les voies mêmes qu’il a prises pour parvenir à la grandeur.


On voit, par le chapitre précédent, quel crédit le sénat acquit sur le peuple en se parant, comme d’un bienfait, de la paye qu’il lui avait accordée, ainsi que de la manière dont il avait assis les impôts. Si la noblesse eût toujours persévéré dans les mêmes sentiments, toute cause de trouble disparaissait à jamais de la ville ; les tribuns perdaient l’influence qu’ils avaient auprès du peuple, et, par une conséquence nécessaire, toute leur autorité. Il est d’ailleurs certain que dans une république, et surtout dans celles qui sont corrompues, on ne peut employer un moyen plus sûr, plus facile, plus exempt de tumulte, pour s’opposer à l’ambition d’un citoyen, que de le devancer dans tous les chemins par lesquels on le voit marcher au but qu’il s’est marqué. Si l’on se fût servi de ces mesures contre Côme de Médicis, ses adversaires s’en seraient bien mieux trouvés que de le chasser de Florence ; et si les citoyens qui lui disputaient le pouvoir avaient pris comme lui le parti d’être les bienfaiteurs du peuple, ils seraient parvenus sans bruit et sans violence à faire tomber de ses mains les armes dont il se prévalait le plus.

Pierre Soderini s’était acquis la plus haute réputation dans Florence par les seuls soins qu’il mettait à protéger le peuple, et il passait dans l’esprit de la multitude pour l’ami le plus sincère de la liberté. Certes il était bien plus facile, bien plus généreux aux citoyens auxquels sa puissance portait ombrage, il était bien moins dangereux pour eux et pour l’État même de le devancer