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CHAPITRE VI.

homme habile ou bien secondé par la fortune : sur quoi j’ajouterai, que moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D’ailleurs, un tel prince n’ayant point d’autres États, est obligé de venir vivre dans son acquisition ; ce qui diminue encore la difficulté.

Mais, quoi qu’il en soit, pour parler d’abord de ceux qui sont devenus princes par leur propre vertu et non par la fortune, les plus remarquables sont : Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables[1].

Que si l’on doit peu raisonner sur Moïse, parce qu’il ne fut qu’un simple exécuteur des ordres de Dieu, il y a toujours lieu de l’admirer, ne fût-ce qu’à cause de la grâce qui le rendait digne de s’entretenir avec la Divinité. Mais en considérant les actions et la conduite, soit de Cyrus, soit des autres conquérants et fondateurs de royaumes, on les admirera également tous, et on trouvera une grande conformité entre eux et Moïse, bien que ce dernier eût été conduit par un si grand maître.

On verra d’abord que tout ce qu’ils durent à la fortune, ce fut l’occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu’ils jugèrent con-

  1. Frédéric II, au chap. VI de l’Antimachiavel, dit à propos de ce passage :
    « Il me semble que Machiavel place assez inconsidérément Moïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré, ou il ne l’était point. S’il ne l’était point, ce qu’on n’a garde de supposer, on ne pourrait le regarder alors que comme un imposteur qui se servait de Dieu, à peu près comme les poëtes emploient leurs dieux pour machine quand il leur manque un dénoûment. Moïse était d’ailleurs si peu habile, à raisonner humainement, qu’il conduisit le peuple juif pendant quarante années par un chemin qu’ils auraient très-commodément fait en six semaines ; il avait très-peu profité des lumières des Égyptiens, et il était en ce sens-là bien inférieur à Romulus, et à Thésée et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, comme il se voit dans tout, on ne peut le regarder que comme l’organe aveugle de la toute-puissance divine ; et le conducteur des Juifs était en ce sens bien inférieur, comme homme, au fondateur de l’empire romain, au monarque des Perses et aux héros qui faisaient, par leur propre valeur et par leurs propres forces, de plus grandes actions que l’autre n’en faisait avec l’assistance immédiate de Dieu. »
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