Page:Œuvres spirituelles de Saint Jean de la Croix, 1864.djvu/2

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Le Cantique spirituel[1]

Où vous êtes-vous caché, mon bien-aimé ?
Vous m’avez abandonnée dans les gémissements ;
Vous avez pris la fuite comme un cerf,
Après m’avoir blessée ;
Je suis sortie après vous en criant ; mais déjà vous vous en étiez allé.

Pasteurs, autant que cous êtes qui irez
Par les cabanes à la colline,
Si par hasard vous voyez
Celui que je chéris plus que tout le monde,
Dites-lui que je languis, que je suis
tourmentée, que je me meurs.

En cherchant mes amours,
J’irai par ces montagnes et par ces rivages ;
Je ne cueillerai point de fleurs,
Je ne craindrai pas les bêtes sauvages,
Et je passerai par les forts et par les frontières.

Ô forêts, ô épaisseurs,
Plantées par la main de mon bien-aimé !
Ô pré toujours vert,
Émaillé de fleurs !
Dites si mon amant a passé par vos campagnes.

En répandant mille grâces,
Il a passé à la hâte par ces forêts,
Et en les regardant
De sa seule figure,
Il les a laissées revêtues de sa beauté.

Hélas qui me pourra guérir ?
Ah ! donnez-vous véritablement tout à moi ;
Ne m’envoyez plus
D’ici en avant des messager,
Qui ne peuvent dire ce que je souhaite.

Et tous autant qu’ils sont qui s’appliquent à vous connaître,
Me parlent de mille grâces qui viennent de vous ;
Mais alors ils me blessent davantage,
Et me laissent toute mourante ;
Ils disent je ne sais quoi en bégayant,
Mais ils ne s’expliquent pas clairement.

Mais comment subsistez-vous,
Ô vie, ne vivant pas où vous vivez,
Puisque les traits qui vous viennent des choses
que vous connaissez en votre bien-aimé,
vous donnent la mort ?

Pourquoi donc avez-vous blessé ce cœur,
Et pourquoi ne l’avez-vous pas guéri ?
Et puisque vous l’avez dérobé,
Pourquoi l’avez-vous laissé ?
Pourquoi ne prenez-vous pas la proie que vous avez faite ?

Éteignez mes ennuis,
Que personne que vous ne peut adoucir ;
Que mes yeux vous voient,
Puisque vous êtes leur lumière ;
Je ne désire les avoir que pour vous.

Faites voir votre présence,
Et que votre beauté me fasse mourir :
Considérez que la maladie
d’amour ne se guérit bien
que par la présence et par la figure.

Ô fontaine cristalline,
Si dans vos surfaces argentées
Vous formiez promptement
les yeux que je désire,
Et que j’ai ébauchés dans mes entrailles !

Détournez vos yeux, mon bien-aimé,
Parce que je m’envole.
Revenez, ma colombe ;
Car le cerf qui est blessé paraît sur le haut de la colline,
Et le vent de votre vol le rafraîchit…

Mon bien-aimé est comme les montagnes,
Comme les vallées solitaires et pleines de bois,
Comme les îles étrangères,
Comme les fleuves qui coulent avec bruit,
Comme le souffle des doux zéphyrs.

Il est comme une nuit tranquille
Qui approche de l’aurore naissante ;
Comme une musique sans bruit,
Comme une solitude harmonieuse,
Comme un souper qui recrée et qui attire l’amour.

Notre lit est couvert de fleurs,
Entrelacé de cavernes de lions,
Teint de pourpre,
Fait sur la paix,
Couronné de mille boucliers d’or.

Après vos vestiges,
Les jeunes filles courent au chemin,
Au toucher d’une étincelle,
Au vin mixtionné,
Aux odeurs d’un baume divin.

J’ai bu dans la cave intérieure de mon bien-aimé ;
Et quand je suis sortie
Par toute cette plaine,
Je ne connaissais plus rien,
Et j’ai perdu le troupeau que je suivais auparavant.

Là il m’a donné ses mamelles,
Là il m’a enseigné une science très-savoureuse ;
Et je me suis donnée effectivement
toute à lui, sans réserver aucune chose ;
Là je lui ai promis d’être son épouse.

Mon âme et toute ma substance
s’emploient à son service ;
Je ne garde plus mon troupeau,
et je ne fais plus d’autre office,
Car tout mon exercice est d’aimer.

Si donc d’ici en avant on ne me voit plus dans les prés,
et si on ne m’y trouve plus,
Dites que je me suis perdue ;
car, étant tout enflammée d’amour,
je me suis volontairement perdue ;
mais ensuite on m’a recouvrée.

De fleurs et d’émeraudes
Choisies dès le grand matin,
Nous ferons des bouquets.
Fleuris en votre amour,
Et liés de l’un de mes cheveux.

Dans ce seul cheveu
Que vous avez considéré volant sur mon cou,
Et que vous avez regardé sur mon cou,
Vous avez été lié,
Et vous avez été blessé par l’un de mes yeux.

Lorsque vous me regardiez,
Vos yeux m’imprimaient votre grâce ;
C’est pourquoi vous m’aimez.
En cela mes veux méritaient d’adorer
ce qu’ils voyaient en vous.

Ne me méprisez pas ;
Car si vous avez trouvé en moi une couleur noire,
Vous pouvez maintenant me regarder.
Après que vous m’avez déjà regardée,
Car vous m’avez laissé de la grâce et de la beauté.

Prenez-nous les renards,
Car notre vigne est déjà fleurie,
Pendant que nous faisons un bouquet de roses,
En forme de pomme de pin,
Et qu’aucun ne paraisse dans nos collines.

Arrête-toi, vent du septentrion, qui donnes la mort ;
Viens, vent du midi, qui réveilles les amours ;
Souffle par mon jardin,
Et que ses odeurs se répandent,
Et que mon bien-aimé se repaisse entre les fleurs.

L’épouse est maintenant entrée
Dans l’agréable jardin qu’elle désirait,
Et elle repose à son gré,
Le cou penché,
Sur les doux bras de son bien-aimé.

Sous un pommier
Je vous ai épousée ;
Là je vous ai donné la main,
Et vous avez été réparée
Où votre mère avait été violée.

Oiseaux, qui avez les ailes légères,
Lions, cerfs, daims sautants,
Montagnes, vallées, rivages,
Eaux, vents, ardeurs,
Craintes, gardes de nuit,

Par les lyres agréables,
Et par le chant des sirènes, je vous conjure
D’apaiser votre colère,
Et de ne point toucher la muraille,
Afin que l’épouse dorme plus sûrement.

Ô nymphes de Judée,
Pendant qu’entre les fleurs et les rosiers
L’ambre gris répand son parfum,
Demeurez dans les faubourgs,
Et ne touchez pas le seuil de nos portes.

Cachez-vous, mon bien-aimé,
Et tournez le visage pour regarder les montagnes,
Et ne le dites à personne ;
Mais, au contraire, voyez les campagnes
De celle qui va par les îles étrangères.

La colombe blanche
Revint dans l’arche avec une branche d’olivier ;
Et la chaste tourterelle
Trouve sa compagne qu’elle désire
Dans les rivages verts.

Elle vivait dans la solitude ;
Et elle a mis son nid dans la solitude :
Et son bien-aimé seul
La conduit dans la solitude ;
Il est ainsi blessé d’amour dans la solitude.

Réjouissons-nous, mon bien-aimé ;
Allons nous regarder dans votre beauté.
Sur la montagne ou sur la colline,
D’où coule une eau pure ;
Entrons plus avant dans l’épaisseur.

Et incontinent nous irons ensemble
Aux sublimes cavernes de la pierre,
Qui sont fort cachées,
Et nous entrerons là,
Et nous y goûterons le jus des grenades.

Là vous me montreriez
Ce que mon âme prétendait ;
Et là même vous me donneriez encore aussitôt,
Ô ma vie,
ce que vous m’aviez donné l’autre jour.

L’agréable souffle du vent,
Le doux chant du rossignol,
Le bois et son agrément,
Pendant la nuit sereine,
Avec la flamme qui consume et qui n’est pas fâcheuse.

Aminadab n’était vu de personne,
Et il ne paraissait pas ;
Le siège s’adoucissait,
Et la cavalerie descendait
À la vue des eaux.

  1. Note Wikisource :Ce texte est la recomposition du poème, car dans l’ouvrage de Jean de la Croix, il est découpé tout au long du livre pour lui permettre de le commenté