Page:A la plus belle.djvu/23

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en même temps leur fleur naissante et leur fruit mûr, mais rien de pareil ne se voit en notre Bretagne. On y est fleur ou fruit.

Quand Reine eut suivi un instant de l’œil la retraite de Jeannin, le beau et vaillant soldat, son regard se tourna rapide, presque méchant, vers la partie de la façade où s’ouvrait cette seconde croisée, la croisée de la brodeuse aux yeux noirs.

On ne la voyait nullement, la gentille Jeannine. Elle était bien cachée pour madame Reine. Mais madame Reine la devinait à travers l’épaisse saillie de pierre. Et les sourcils délicats de madame Reine se fronçaient malgré elle, parce que le fils unique du chevalier Aubry ne pouvait pas épouser une vassale. Voilà pourquoi Mme Reine avait parfois des mouvements d’impatience lorsqu’elle parlait à ce bon, à ce loyal, à ce brave Jeannin.

Jeannin, qui s’appelait alors le petit Jeannin, pêcheur de coques dans les sables, avait été le bras droit de Reine au temps où elle était la Fée des Grèves, Jeannin avait aidé messire Aubry de Kergariou, le père, à vivre et à mourir. Depuis lors, Jeannin veillait sur l’orphelin comme une seconde providence. Mme Reine savait tout cela ; elle n’était point ingrate. Elle aimait Jeannin ; elle aimait aussi Jeannine, la gentille fillette. Mais elle était mère et vous ne trouverez point de femme qui garde ce facile cœur de seize ans après sa trentième année.

Saurait-on, cependant, assez excuser et chérir ces femmes esclaves de leur admirable devoir, qui sont mères jusqu’au bout des ongles et s’isolent dans l’égoïsme du sentiment maternel ? Nous les suivons dans la vie, d’un œil attendri ; elles ont en effet tout oublié, excepté la grande passion de la famille ; elles sont mortes au moi humain, pour s’incarner en autrui ; elles veillent, exagérant le zèle, prenant tout caillou pour une montagne, toute fondrière pour un abîme, au-devant des pas de l’enfant trop aimé.

Ne sont-elles pas, ces femmes, ces mères, l’expression la plus touchante de la providence de Dieu ?