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DOUZE ANS DE SÉJOUR

compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait le don de se concilier son monde ; il intéressa le personnage et me donna l’occasion de l’observer à mon aise.

Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans ; ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence vive et se prêtaient merveilleusement, malgré leur sévérité, à un sourire d’un grand charme ; son front large et fuyant, son regard mobile et incisif, son cou long et nerveux, ses membres souples et élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait concorder avec le courage téméraire, la prodigalité, la susceptibilité fantasque, la générosité, les habitudes indisciplinées et les mœurs licencieuses qu’on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient son passage comme un fléau ; les hommes de marque se garaient de lui ; le Ras redoutait sa présence à causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites ; la Waïzoro Manann ne l’admettait plus chez elle ; il était l’épouvantail des femmes et l’idole de la soldatesque. Sa toge défaite laissait à découvert tout le haut de son corps ; il était couché sur le côté, la tête appuyée sur sa main ; un jeune et beau soldat, étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.

Faire d’un homme un traversin, me parut un monstrueux abus d’autorité. Dans la suite, lorsqu’ayant adopté les mœurs des camps, j’eus occasion de me conformer quelquefois à cette coutume, je n’y vis que l’effet d’une bienveillance réciproque, qui confond dans une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants et leurs plus humbles soldats.

Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre d’eau-de-vie ; mon drogman dut affirmer par serment que je n’en buvais jamais.