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xiv
INTRODUCTION.

À quelques pas, dans les cloîtres qui formaient comme le rempart de Notre-Dame, était établie l’école où Abélard régnait. Plus d’une fois, les méditations et les rêves de la jeune fille avaient été traversés par les clameurs enthousiastes de la troupe des clercs reconduisant à sa demeure l’irrésistible dialecticien. Plus d’une fois aussi, peut-être, mêlée à la foule, elle l’avait vu passer, le front rayonnant, la démarche haute, parmi les milliers d’auditeurs que lui envoyaient « la Bretagne, l’Angleterre, le pays des Suèves et des Teutons, Rome même, et que ne suffisaient plus à loger les hôtelleries de la Cité. » Et un jour, ce fut à elle qu’au sortir de ces triomphes, le maître souverain de l’éloquence et de la philosophie vint rapporter une gloire dont l’éclat faisait pâlir celle des empereurs et des rois. Tout ce qu’il y avait dans l’esprit, dans le cœur, dans l’imagination de la jeune fille, de passion naissante, s’épanouit aussitôt et se fixa. Deux talents, entre tous, achevèrent de ravir son âme : la verve du poète et la grâce du chanteur[1]. Mais bientôt science, gloire, génie, talents, tout s’effaça devant un charme unique. « Dieu m’en est témoin, disait-elle[2] ; en toi, je n’ai jamais cherché, jamais aimé que toi. »

Le coup qui la surprend dans cette ivresse généreuse la trouve prête à tous les sacrifices. Le résumé de ses objections au projet formé par Abélard de l’épouser secrètement, — résumé que nous trouvons dans la Lettre à un Ami, — s’applique-t-il à une lettre ou à un entretien ? on ne sait. Qu’il s’agisse d’une lettre ou d’un entretien, ces pages peuvent être considérées comme les premières que nous ayons d’Héloïse, et elles ne sont pas les moins saisissantes.

Nous avons rappelé qu’elle était partie en Bretagne par l’ordre d’Abélard. Elle attendait son ordre pour en revenir. Il était allé la retrouver, dans le dessein de la ramener. Noble abnégation d’un amour où la fermeté le dispute à la tendresse ! Tandis qu’Abélard n’a aucun souci du sacrifice d’Héloïse, Héloïse ne songe qu’aux intérêts de la gloire d’Abélard. Elle se défend de la pensée d’une légitime union comme d’un crime. Priver l’Église et le siècle d’une telle lumière, asservir aux voluptés de la chair un clerc désigné aux dignités les plus hautes, courber sous le joug de la famille un homme fait pour gouverner le monde ! Pères de l’Église, sages de la Grèce, textes de la Bible, elle met tout en œuvre pour dissuader Abélard. Ce n’est pas assez de le détourner du mariage ; elle

  1. Lettres, II, § 5, p. 78.
  2. Ibid., § 4, p. 74.