Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/223

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parfum, elle ne le fit pas couler du vase, mais elle brisa le vase pour le verser, afin de mieux exprimer l’ardeur de son zèle, pensant, sans doute, qu’elle ne pouvait plus conserver pour un autre usage un vase qui avait servi à un tel hommage. Et par cet hommage elle accomplit la prophétie de Daniel, qui avait prédit ce qui devait arriver après l’onction du Saint des saints. Voici, en effet, qu’une femme est venue oindre le Saint des saints, et proclame, par ce fait, qu’il est à la fois et celui en qui elle croit et celui que le prophète avait désigné. Quelle est donc, je le demande, la bonté du Seigneur, ou plutôt quel est le mérite privilégié des femmes, pour que ce soit à des femmes seules qu’il laisse oindre et sa tête et ses pieds ? Oui, quel est le mérite privilégié du sexe le plus faible, pour qu’une femme vienne oindre Celui qui, dès sa conception, était l’oint du Saint-Esprit, consacrer, par ce sacre matériel, dans le Christ souverain, le roi et le pontife, le faire Christ, en un mot, c’est-à-dire oindre son corps matériellement ?

C’est, nous le savons, le patriarche Jacob qui, le premier, oignit une pierre comme image du Seigneur, et, dans la suite, il ne fut permis qu’aux hommes de faire les onctions des rois ou des prêtres et de conférer les autres sacrements, bien que les femmes puissent quelquefois baptiser. Le patriarche avait jadis sanctifié avec l’huile bénite la pierre qui était l’image du temple ; de même, aujourd’hui, c’est l’autel que bénit le prêtre. Les hommes ne consacrent donc que des emblèmes, tandis que la femme, c’est sur la Vérité même qu’elle a opéré, ainsi que la Vérité l’atteste en disant :« Elle a opéré sur moi une bonne œuvre. » C’est d’une femme que le Christ a reçu l’onction, tandis que les chrétiens la reçoivent des hommes : c’est une femme qui a sacré la tête ; les hommes ne sacrent que les membres. »

C’est par effusion et non goutte à goutte qu’on rapporte avec raison qu’elle a répandu le parfum, ainsi que l’Épouse l’avait auparavant chanté dans le Cantique des cantiques : « votre nom est une huile répandue. » Et David a mystérieusement prophétisé cette abondance de parfum qui coula de la tête du Sauveur jusqu’à son vêtement, lorsqu’il dit : « ainsi que le parfum répandu sur la tête d’Aaron, qui couvrit sa barbe et qui descendit jusqu’à son vêtement. »

Saint Jérôme nous rappelle, au sujet du xxvie psaume, que David reçut une triple onction ; tel Jésus-Christ, tels les chrétiens. En effet, les pieds du Seigneur, puis sa tête, ont reçu des parfums de la main d’une femme ; et, après sa mort, Joseph d’Arimathie et Nicodème, selon le récit de saint Jean, ont embaumé son corps avant de l’ensevelir. Les chrétiens aussi reçoivent trois onctions saintes : le baptême, la confirmation et l’extrême-onction. Qu’on juge par là de la dignité de la femme : par elle le Christ vivant a été oint deux fois, aux pieds et à la tête ; d’elle il a reçu l’onction du roi et du prêtre. La myrrhe et l’aloès, qui servent à embaumer les morts, ne font que figurer l’incorruptibilité future du corps de Jésus-Christ, incorrup-