Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/29

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montrer qu’il était le maître unique de cette âme qu’elle lui a livrée aussi bien que de ce corps qu’il a ravi ; c’est pour lui qu’elle s’est vouée aux austérités de la profession monastique, pour lui qu’elle y persévère, non pour Dieu dont l’amour n’a pu encore la toucher. Et lui, a-t-il jamais éprouvé pour elle autre chose qu’une passagère ardeur des sens ? Plus elle s’est immolée à sa sécurité, plus il l’a sacrifiée à son indifférence. Ah ! dès longtemps, elle a lu dans sa pensée, et elle n’y a trouvé qu’orgueil et égoïsme. Si, dans la Lettre à un Ami, il rappelle les arguments par lesquels elle le détournait du mariage, c’est uniquement pour s’en faire gloire, et maintenant qu’elle est la seule qui ait le droit de tout demander, elle est la seule qui ne puisse rien obtenir, pas même un de ces regards de compassion que nul ne refuse à sa misère. Autrefois les lettres d’Abélard venaient incessamment la convier au plaisir ; aujourd’hui, quand il s’agit de fortifier dans l’amour de Dieu une âme qui chancelle, il lui refuse le peu qu’elle implore, des mots pour des choses… Mais à peine s’est-elle laissée emporter à ces récriminations, qu’elle se les reproche, et son cœur se fond en tendresse. Non, ce n’est pas elle qui accuse ainsi Abélard, c’est la foule. Quant à elle, son bonheur est de se repaître de l’image du passé. Elle se plaît à évoquer le charme des jours de triomphe où le monde entier le suivait de ses regards, des heures d’ivresse où il chantait pour elle des vers faits pour elle, où les reines enviaient son sort. Aujourd’hui non moins qu’il y a douze ans, il est son « tout. » Et comme si ce mot, le dernier de sa lettre, ne disait pas assez complètement ce qu’elle veut lui faire dire, elle en développe la grâce et la force dans cette suscription où elle semble essayer successivement, et où finalement elle accumule toutes les formes de la tendresse humaine : « À son maître ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse. »

La réserve calculée de la réponse qu’elle reçoit d’Abélard la pénètre de douleur, mais ne la décourage point. Elle s’était flatté d’un retour d’affection. On ne lui renvoie que des conseils de haute raison. Mais si peu que la réponse fût en harmonie avec ses propres sentiments, elle devait en être touchée, par cela seul que c’était une réponse. Dès ce moment, en effet, tout reproche expire sur ses lèvres. Abélard a mis son nom avant le sien, et, dans cet ordre naturel qui lui semble une interversion, elle voit une intention d’égards et de considération qui