Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/31

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dit-elle, le frein de ta défense. » Il est « son maître ; » elle sera « sa servante. » Au maître seulement de diriger la servante. Il se prête à entrer dans les voies d’une direction spirituelle ; elle l’y engage. Si elle a consenti à se taire, c’est à la condition qu’il parlera, lui, lui et point d’autre. Elle ne veut point d’autres conseils que les siens ; elle a besoin des siens ; elle y a droit. Sous la résolution de la contrainte à laquelle elle se réduit, persiste toute l’énergie de la passion. Mais c’est une énergie maîtresse d’elle-même et qui ne cherche qu’à se régler. « Les idées se chassent l’une l’autre, dit-elle ; l’esprit tendu en un sens différent est forcé, sinon d’abandonner les choses d’autrefois, au moins d’en laisser reposer le souvenir. » Qu’il la tienne donc occupée du soin de ses religieuses, en s’en occupant avec elle. Et, pour le mieux faire entrer dans ce dessein, elle lui communique le fruit de ses propres réflexions sur la Règle qu’elle croirait utile d’appliquer au Paraclet. Ainsi commence une nouvelle phase de sa correspondance et de sa vie.

Et maintenant entre les mouvements généreux de cette âme, non moins forte qu’ardente, qui lutte, qui se débat, qui finit par « s’imposer le frein, » et l’exaltation artificiellement désordonnée des déclamations de Pope et de Bussy-Rabutin, quoi de commun ? Il faut toutefois pousser la comparaison plus loin encore, et jusqu’au vif. On a tour à tour essayé de souiller la source de cette passion et d’en exalter le caractère. Bayle, résumant et caractérisant, d’un de ces mots qui ne lui coûtent pas assez, les sentiments d’Héloïse, tels que les dépeignent Bussy-Rabutin et Pope, l’accuse, sans hésiter, d’incontinence, et la traite de fille sans honneur[1]. D’autre part, Chateaubriand, qui pourtant fonde son jugement sur les mêmes textes, dit avec non moins de décision : « Femme d’Abélard, elle vit, et elle vit pour Dieu[2]. » Le cœur d’Héloïse n’est pas plus celui d’une libertine que celui d’une sainte. Non, sa pensée n’est pas détachée d’Abélard, et Dieu n’a pas pris dans son cœur la place qu’elle y a faite à son amant[3] ; elle a l’âme trop ferme et trop haute pour le dissimuler : elle est sans force contre l’enivrement des souvenirs qui la pressent, et elle ne déguise rien de sa faiblesse. Mais quand, déchirant le voile, elle révèle à Abélard les images qui la poursuivent impitoyablement ; quand elle lui confesse, le feu sur les lèvres, qu’elle ne peut arra-

  1. Dictionnaire, art. Héloïse.
  2. Génie du christianisme, II, p. 3, 5.
  3. Lettres, II, § 6, p. 78 et suiv. ; IV, p. 97 et suiv.