Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il était plus abondant ; et pouvait-il lui donner un plus doux témoignage de sympathie, dût cette satisfaction rouvrir une source amère de larmes, que de l’entretenir de lui ? Enfin dans la réserve où il s’enveloppe, que d’égards et de ménagements !

Le début de sa première réponse est un mot d’apaisement. De récrimination contre les reproches d’Héloïse, aucune ; aucune allusion à leur ancienne faute. On sent qu’il voudrait ensevelir le passé dans l’oubli, et du coup la ravir à Dieu. Il a compris qu’il n’en pourrait rien obtenir qu’en se mettant à l’unisson des sentiments qui la remplissent, et il ne craint pas de réclamer sa prière à titre d’époux. « Souvenez-vous, dans vos oraisons, de celui qui vous appartient, lui dit-il[1], et ayez d’autant plus de confiance dans l’expression de votre prière, qu’ainsi que vous le reconnaissez vous-même, elle n’a rien que de légitime et qui ne puisse être agréable à Celui qu’il faut implorer. » En même temps, il l’encourage, il s’efforce de la relever à ses propres yeux. Le cri de révolte qu’Héloïse lui renvoie l’avertit que ce n’est pas par quelques consolations banales qu’il aura raison de sa passion : il change de ton, et le prend de plus haut. Il rappelle leurs communes erreurs, il insiste sur leur gravité ; et, chose nouvelle dans sa bouche, il en revendique la responsabilité. La vengeance de Fulbert dont elle s’indigne, et que naguère il n’avait subie lui-même qu’avec une résignation hautaine, lui parait aujourd’hui un acte de justice indulgente. S’il a été trahi, c’est qu’il a commencé par trahir. Bien plus, la peine dont il a été atteint, est un coup de la grâce. « Heureux ceux que le Seigneur éprouve et tente, dit-il, parce que la récompense est en proportion de l’épreuve ! Heureux ceux qu’il s’est séparés pour l’éternité, en les punissant dans cette vie mortelle ! » Jamais directeur de conscience n’a dépeint avec plus d’éloquence l’inanité et les misères des voluptés humaines. Un véritable souffle anime les dernières pages de cette admirable lettre, un souffle précurseur de la grandeur de Bossuet et de la grâce de Fénelon. On y reconnaît à la fois le théologien rompu à l’interprétation des textes, le philosophe initié aux passions du siècle, le maître habitué à l’exercice de l’autorité. Autorité d’autant plus touchante ici, qu’elle se fait douce. Si dans celle qu’il a aimée il ne veut plus voir que l’épouse de Jésus-Christ, il ne rompt pas, pour cela, le lien qui a uni leurs destinées. Il ne sépare point le sort d’Héloïse

  1. Lettres, III. § 3, p. 88.