Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/41

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ardeur nouvelle, à d’autres combats. Tel il se représente lui-même dans sa triomphante jeunesse, avant que le doigt de Dieu l’eût touché. Il avait porté dans son amour la même âpreté souveraine. Après avoir séduit Héloïse, il la sacrifia, Il avait trente-huit ans, quand il la connut, quarante ans quand il s’en sépara. Qu’après les premiers déchirements, cette passion ne lui ait d’abord paru, dans sa vie aventureuse, qu’une aventure de plus, on peut le croire. Mais l’image d’Héloïse était profondément fixée dans son âme, plus profondément qu’il ne l’avait peut-être lui-même soupçonné. Les Lettres de direction ne nous le montrent-elles pas passant peu à peu du sentiment à peine indiqué d’une compassion froide à l’expression d’abord discrète, puis délicate et avouée d’une pieuse tendresse ? Au milieu des luttes qu’il poursuit, il écrit, il compose pour Héloïse ; pendant dix ans, il entretient assidûment avec elle un grave et doux commerce ; et lorsque toutes ses ambitions ont été anéanties, lorsque, brisé par les coups répétés de ses adversaires, il succombe pour ne plus se relever, elle est le dernier objet de sa peine, sa dernière pensée. Certes, c’en est assez pour comprendre que, douze ans après la séparation, alors que déjà des déceptions cruelles et d’implacables inimitiés avaient commencé à faire fléchir son courage, il ait éprouvé un charme douloureux à dépeindre son amour dans la Lettre à un Ami, quand surtout les jouissances qu’il trouvait dans ces souvenirs étaient comme épurés à ses yeux par l’idée d’expiation qui y était jointe.

Ce qui se justifie si aisément pour Abélard, a-t-il besoin d’être expliqué pour Héloïse ? Comme on l’a dit heureusement[1], Abélard eut deux passions : Héloïse et l’ambition ; Héloïse n’en eut qu’une : Abélard. Trois années au plus après être sortie du couvent, Héloïse y est rentrée, et rentrée à jamais, sans vocation. Ces trois années, qui furent toute sa vie, ont été enchantées tour à tour et déchirées cruellement. Le souvenir des ivresses et des douleurs qu’elle a traversées est le seul bien qu’elle se soit réservé. Est-il si difficile de concevoir que, nourri dans le silence du cloître, sans expansion, sans soulagement, ce souvenir soit resté intact et vivace au fond « d’une âme que Dieu même n’a pu disputer à son amant[2] ? » Même alors qu’il a été purifié, sinon calmé, par une pensée plus haute, ne subsiste-t-il pas dans toute sa force ? Ne survit-il pas à la

  1. Ch. Lévêque, ouvrage cité.
  2. Ch. de Rémusat, I, p. 52.