Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/44

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une telle passion ; il mériterait d’être connu comme un des maîtres de notre art dramatique ; il était digne de peindre l’âme des Émilie et des Hermione, des Pauline et des Phèdre. Plus ingénieuse, la conjecture de M. Lud. Lalanne est aussi plus plausible. Ce qui a surtout éveillé les doutes de M. Lalanne sur l’authenticité des Lettres amoureuses, c’est le tour de certains passages suspects à ses yeux d’arrangement[1] ; » et il conclut en supposant qu’Héloïse avait conservé les minutes de ses propres lettres en même temps que celles d’Abélard, et que c’est elle qui les a « arrangées » et disposées dans la suite, a en forme de composition régulière. » La supposition n’a rien que d’acceptable, et l’on aime à se figurer Héloïse relisant et remaniant cette correspondance si chère. C’est, à nos yeux, un trait de vérité de plus dans l’histoire de cette passion unique. Mais est-il besoin de recourir à tant de mystère ?

Nul doute d’abord que la Lettre à un Ami ait couru le monde. Rien de plus simple, d’autre part, qu’Héloïse ait gardé précieusement toutes les réponses d’Abélard, et qu’elle ait pris copie des siennes, avant de les transmettre. L’œuvre s’est ainsi composée toute seule, par le simple rapprochement des morceaux qui se faisaient suite naturellement.

Est-ce à dire maintenant que ces morceaux n’aient subi aucune retouche, et que le manuscrit de Troyes, qui date d’un siècle après la mort d’Héloïse, nous les ait transmis tels qu’ils étaient sortis de sa main et de celle d’Abélard ? La langue d’Abélard et d’Héloïse, on le sait, n’est pas pure. Semé de traits brillants, mais surabondamment nourri de textes, orné plutôt qu’élégant, parfois rude et grossier, toujours tendu et comme armé en guerre, le style d’Abélard manque en général de naturel et de charme. Celui d’Héloïse, bien supérieur par la vigueur et par le feu, présente d’étranges intermittences de froideur, partout où la controverse se glisse à la place de la passion, et Bayle n’a pas tort de dire que, si Bussy-Rabutin « se fût aussi bien connu en langue latine qu’en langue française, il n’eût pas donné tant d’éloge à sa latinité, trop souvent pédantesque et subtile. » C’étaient les défauts propres au temps. Ces défauts n’ont-ils pas été encore aggravés dans la transcription des manuscrits ? Pour nous, c’est d’abord à cette marque que nous reconnaîtrions volontiers la trace du travail des interpolateurs. Bien qu’Abélard et Héloïse, sui-

  1. Correspondance littéraire, ibid., p. 38, col. 2.