Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appartements réservés, parce que l’argent ne coûte point à leur opulence et qu’ils ne connaissent pas les soucis de chaque jour. Mais la condition des philosophes n’est pas la même que celle des riches, et ceux qui cherchent la fortune ou dont la vie appartient aux choses de ce monde ne se livrent guère à l’étude de l’Écriture ou de la philosophie. Aussi voyons-nous les philosophes célèbres du temps passé, pleins de mépris pour le monde, quittant, que dis-je ? fuyant le siècle, s’interdire toute espèce de plaisir et ne se reposer que dans le sein de la philosophie. C’est ainsi que l’un d’eux, le grand Sénèque, dit dans ses lettres à Lucilius : « Ce n’est pas dans les moments perdus qu’il convient de se livrer à la philosophie : il faut tout négliger pour s’y livrer sans partage ; on ne lui donnera jamais assez de temps. La laisser de côté pour un moment, c’est presque même chose que d’y renoncer.Toute interruption en fait perdre le fruit. Il faut donc résister aux occupations, et, bien loin d’en accroître l’étendue, les écarter de soi. » Ce que les moines véritablement dignes de ce nom acceptent chez nous en vue de l’amour de Dieu, les philosophes distingués l’ont pratiqué par amour de la philosophie. Chez tous les peuples, en effet, gentils, Juifs ou chrétiens, il s’est de tout temps rencontré des hommes s’élevant au dessus du vulgaire par la foi ou par la sévérité des mœurs, et se séparant de la foule par une continence ou par une austérité singulière. Tels furent, dans l’antiquité, chez les Juifs, les Nazaréens qui se consacraient au service du Seigneur suivant la loi, et les fils des prophètes, et les sectateurs d’Élie et d’Elisée que l’ancien Testament, d’accord avec le témoignage de saint Jérôme, nous représente comme des moines. Telles, plus tard, ces trois sectes de philosophes que Josèphe, dans son dix-huitième livre des Antiquités, distingue sous le nom de Pharisiens, de Saducéens et d’Esséens. Tels, chez nous, les moines qui vivent en commun, suivant l’exemple des apôtres, ou qui prennent pour modèle la vie solitaire et primitive de Jean. Tels enfln chez les gentils, les philosophes ; car c’est moins à l’intelligence de la science qu’à l’austérité des mœurs que ce nom de sagesse ou de philosophie était attribué, ainsi que nous l’apprennent l’étymologie du mot et le témoignage des saints, comme le dit saint Augustin dans ce passage du huitième livre de la Cité de Dieu où il établit la distinction des sectes philosophiques : « L’école Italique eut pour fondateur Pythagore de Samos qui passe pour avoir donné son nom à la philosophie elle-même : avant lui, on appelait sages les hommes qui semblaient l’emporter sur les autres par un genre de vie digne d’éloge ; mais interrogé un jour sur sa profession, il répondit qu’il était philosophe, c’est-à-dire sectateur ou ami de la sagesse, trouvant qu’on ne pouvait sans orgueil faire profession d’être sage. » Cette expression : « Ceux qui semblaient l’emporter sur les autres par un genre de vie digne d’éloge, » indique clairement que les sages chez les gentils, c’est-à-dire les philosophes, devaient ce nom à leurs mœurs plutôt qu’à leur savoir. Quant à la sagesse de leurs mœurs, je ne chercherai pas à en rassem-