Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/71

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bler les preuves ; j’aurais l’air de faire la leçon à Minerve. Mais si les laïques, les gentils oui ainsi vécu, sans être enchaînés par aucune espèce de vœux religieux, vous qui êtes clerc et revêtu du canonicat, irez-vous préférer des voluptés honteuses à votre sacré ministère, vous précipiter dans ce gouffre de Charybde, et bravant toute honte, vous plonger à jamais dans les abîmes de l’impureté ? Si vous ne tenez compte des devoirs du clerc, songez au moins à la dignité du philosophe. A défaut du respect de Dieu, laissez le sentiment de l’honneur mettre un frein à votre impudeur. Rappelez vous que Socrate a été marié et par quelle triste peine il expia cette tache imprimée à la philosophie, comme pour que son exemple servit à rendre les hommes plus sages. Ce trait n’a pas échappé à saint Jérôme qui, dans son premier livre contre Jovinien, écrit au sujet même de Socrate : « Un jour ayant voulu tenir tête à l’orage d’injures que Xantippe faisait tomber sur lui d’un étage supérieur, il se sentit arrosé d’un liquide impur : « Je savais bien, dit-il pour toute réponse, en s’essuyant la tête, que ce tonnerre amènerait la pluie. »

Enfin, parlant en son nom, elle me représentait combien il serait dangereux pour moi de la ramener à Paris, combien le titre d’amante, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d’épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m’enchaîner par les liens du mariage ; elle ajoutait que nos séparations momentanées rendraient les rapprochements d’autant plus doux qu’ils seraient plus rares. Puis voyant que ces efforts pour me dissuader venaient échouer contre ma folie, et n’osant me heurter de front, elle termina ainsi à travers les sanglots et les larmes : « C’est la seule chose qui nous reste à faire, si nous voulons achever de nous perdre tous les deux, et nous préparer un chagrin égal à notre amour. » Et en cela, le monde entier l'a reconnu, elle eut les lumières de l’esprit de prophétie.

Nous recommandons donc à ma sœur notre jeune enfant, et nous revenons secrètement à Paris. Quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l’aube du matin, en présence de l’oncle d’Héloïse et de plusieurs de ses amis et des nôtres, nous reçûmes la bénédiction nuptiale. Puis nous nous retirâmes secrètement chacun de notre côté, et dès lors nous ne nous vîmes plus qu’à de rares intervalles et furtivement, afin de tenir le mieux qu’il serait possible notre union cachée. VIII. Mais Fulbert et les siens, pour se venger de l’affront qu’ils avaient reçu, se mirent a divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée. Héloïse protestait hautement du contraire, et jurait que rien n’était plus faux. Fulbert, exaspéré, l’accablait de mauvais traitements. Informé de cette situation, je l’envoyai à une abbaye de nonnes voisine de Paris et appelée Argenteuii, où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse, et à l’exception du voile, je lui fis prendre, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique. A cette nouvelle, son oncle et ses parents ou alliés pensé-