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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÊLOÏSE.

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sera pas étonné ; il a la confiance que le Jourdain passerait par sa bouche. » Et que ne se ferait-il pas fort d’attaquer, celui qui a osé attaquer le Seigneur lui-même ? qui, dès le Paradis, a réduit en esclavage nos premiers pères, et qui a enlevé à la compagnie des apôtres celui-là même que le Seigneur avait choisi ? Quel lieu serait assez sûr contre lui, quelles barrières ne fran- chirait-il pus ? Est-il quelqu’un qui puisse se garder de ses embûches, résis- ter à ses assauts ? C’est lui qui, ébranlant d’un seul coup les quatre coins de la maison, a écrasé et anéanti sous ses ruines les fils et les filles du saint homme. Que pourra contre lui le sexe faible ? Et cependant qui doit plus que les femmes craindre ses séductions ? Car c’est la femme qu’il a séduite la première ; c’est par elle qu’il a séduit l’homme et réduit en esclavage toute leur postérité ! Le désir d’un plus grand bien a privé la femme d’un plus petit qu’elle possédait. C’est par cette même ruse qu’aujourd’hui en- core il séduira une femme, en lui faisant désirer de commander plutôt que d’obéir, et en lui suggérant des vues d’ambition ou de gloire. Mais les effets des sentiments en mettent les causes dans leur jour. Si une supérieure vit plus délicatement qu’une religieuse, ou si elle se permet quelque chose de plus que le nécessaire, il n’est pas douteux que c’est par concupiscence qu’elle s’est laissée choisir. Si elle recherche des ornements d’un plus grand prix que ceux qu’elle avait auparavant, c’est qu’elle a le cœur gonflé d’or- gueil. Ce qu’elle était au fond du cœur, les faits le feront éclater. Sa di- gnité nouvelle révélera si les sentiments qu’elle étalait étaient feinte ou vertu. Il faut qu’on soit obligé de la pousser à la prélaturc plutôt qu’elle n’y vienne, suivant la parole du Seigneur : « Tous ceux qui viennent sont au- tant de voleurs et de larrons. » — « Ils sont venus, » dit à son tour saint Jérôme, « parce qu’ils ne sont pas envoyés. » Mieux vaut que la dignité vienne au-devant de vous que d’aller au-devant de la dignité, c En effet, dit l’Apôtre, personne ne doit s’attribuer la dignité suprême, il n’y a que celui qui est appelé par Dieu, comme Aaron. » Que celle qui est élue gémisse, comme si elle était conduite à la mort ; que celle qui est repoussée se ré- jouisse, comme si elle était délivrée de la mort.

Nous rougissons lorsqu’on nous dit que nous valons mieux que les autres Nais quand, comme lorsqu’il s’agit d’un choix, les paroles se changent en faits, nous sommes impudemment sans pudeur : car qui ne sait que ce sont les meilleurs auxquels il faut accorder la préférence ? Aussi saint Grégoire dit-il au XXIVe livre de ses Morales : « Il ne faut se charger de la conduite des hommes que lorsqu’on connaît l’art de les diriger par de sages avis : il ne convient donc pas que celui qui est choisi pour reprendre les autres commette les mômes fautes qu’eux. »

Toutefois, si, par une feinte modestie, opposant du bout des lèvres au choix qu’on fait de nous un refus en paroles, nous acceptons en réalité la dignité qui nous est offerte, nous ne faisons que soulever contre nous l’accu- sation que cette modet lie n’a d’autre but que de paraître plus vertueux et

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