LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.
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frir quelque tourment, si ce n’est agir contre sa volonté, quoique ce que l’on veuille paraisse ou facile ou utile ? C’est pourquoi un autre Jésus, bien inférieur au véritable, dit dans l’Ecclésiaste : t ne suivez pas vos désirs, détournez-vous de votre volonté ; si vous cédez aux désirs de votre esprit, il deviendra un sujet de joie pour vos ennemis. »
Mais lorsque nous renonçons absolument et à tout ce qui nous appartient et à nous-mêmes, c’est alors vraiment qu’ayant dépouillé toute propriété, nous entrons dans cette vie apostolique qui réduit tout en commun, ainsi qu’il est écrit : « la multitude des fidèles ne faisait qu’un cœur et qu’une âme ; personne n’appelait sien ce qu’il avait ; tout était commun entre eux : le partage était fait suivant les besoins de chacun. » Et tous n’ayant pas également les mêmes besoins, le partage n’était pas égal : chacun recevait suivant qu’il lui était nécessaire. Ils n’avaient qu’un cœur par la foi, parce que c’est par le cœur qu’on croit ; une âme, parce que, par la charité, leur volonté était réciproque, chacun d’eux désirant pour les autres ce qu’il dé- sirait pour lui-même, et ne cherchant pas plus son bien que celui d’autrui, parce que tout était rapporté par tous au salut commun, personne ne cher- chant, ne poursuivant quoi que ce soit qui fût à lui, mais ce qui était à Jésus-Christ : condition hors de laquelle il n’est pas possible de vivre sans propriété, car la propriété consiste plus encore dans le désir que dans la pos- session.
III. Toute parole oiseuse ou superflue est comme un long discours. Saint Augustin dit, dans son troisième livre des Rétractations : « loin de moi de regarder comme un discours inutile ce qu’il est nécessaire de dire, quelle que soit la longueur et l’étendue du discours. » Hais Salo- mon dit de son côté : « le péché ne manquera pas dans les longs discours, et celui qui saura régler sa langue sera Irès-sage. » Il faut donc se tenir en garde contre une chose ou le péché ne manque pas, et veiller à cette mala- die avec d’autant plus de zèle qu’elle est plus dangereuse et plus difficile à éviter. C’est à quoi saint Benoit pourvoyait, quand iî disait : « en tout temps, les moines doivent s’étudier au silence. » S’étudier au silence est bien plus que garder le silence. L’étude est une énergique application de l’esprit à-faire quelque chose. Il est bien des choses que nous faisons avec négligence ou malgré nous ; nous ne faisons rien en nous étudiant à le faire, que par un acte de volonté et d’attention.
Combien il est difficile et utile de mettre un frein à sa langue, l’Apôtre saint Jacques le fait heureusement observer, quand il dit : « nous péchons tous en maintes choses ; celui qui ne pèche pas eu paroles est un homme parfait. » Et encore : > il n’est pas d’espèce de betes, d’oiseaux, de ser- pents, d’animaux enfin que l’homme ne dompte ou n’ait domptée. » Et con- sidérant en même temps combien sont nombreux les maux auxquels prête la langue et tous les biens qu’elle corrompt, il dit plus haut et plus bas : t la langue, cette petite partie de notre corps, est un feu capable d’embra-