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Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres II.djvu/90

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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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choses les moins chères et les plus faciles à se procurer, qu’elle devra sub- venir aux besoins du sexe faible. Quelle folie, en effet, d’acheter aux autres, quand ce qu’on a soi-même suffit ? de chercher au dehors le superflu, quand on a chez soi le nécessaire ? de se donner de la peine pour avoir au delà du suffisant, quand on a le suffisant sous la main ?

Ces sages habitudes de mesure, ce sont moins les hommes que les anges, que dis-je ? c’est Dieu lui-même qui nous les enseigne et qui nous montre que ce qu’il nous faut pour cette vie de passage, ce n’est pas de rechercher la qualité des aliments, c’est de se contenter de ceux qu’on a près de soi. Les anges mangèrent des viandes qu’Abraham leur servit ; c’est avec des poissons trouvés dans le désert que Jésus-Christ rassasia une multitude à jeun. Ce qui prouve clairement que l’usage de la chair ou du poisson n’a rien de ré- préhensible en soi, et qu’il faut prendre la nourriture qui est pure du péché, qui s’offre d’elle-même et qui est de l’apprêt le plus facile, du prix le moins coûteux.

Sénèque, le plus grand des sectateurs de la pauvreté et de la continence, le plus éminent des prédicateurs de morale parmi les philosophes, disait : • Notre but est de vivre selon la nature. Or il est contre la nature de tour- menter son corps, de fuir la propreté, qui ne coûte rien, de se plaire dans la saleté, d’user d’une nourriture, non grossière, mais dégoûtante. Si chercher les choses délicates est le propre de la mollesse, c’est folie de se priver de celtes dont tout le monde use, et qui coûtent peu. La philosophie exige qu’on soit sobre, non qu’on se martyrise. Il peut y avoir une sage fru- galité ; c’est cette mesure qui me plaît. » C’est ce qui fait aussi que saint Gré- goire, dans son trentième livre des Morales, pour montrer que les hommes pèchent moins par la qualité des aliments que par celle des sentiments, dis- tingue ainsi les tentations de la gourmandise : c Tantôt elle cherche les ali- ments les plus délicats ; tantôt elle prendra la première chose venue, mais à la condition que la préparation en soit particulièrement soignée. C’est quelquefois ce qu’il y a de plus grossier qu’elle désire, et cependant, par la violence même de ce désir, elle pèche encore. •

Le peuple tiré d’Egypte succomba dans le désert, parce que, au mépris de la manne, il demanda des viandes, comme une alimentation plus délicate. Ésaû perdit la gloire de son droit d’aînesse, pour avoir ardemment désiré une nourriture grossière, un plat de lentilles. En vendant à ce prix son droit d’aî- nesse, il a trahi la violence de sa convoitise. Ce n’est pas dans la nourriture, c’est dans la convoitise qu’est le péché. Aussi pouvons-nous bien souvent manger les mets le3 plus délicats sans péché, tandis qu’il en est de grossiers, auxquels nous ne pouvons toucher sans que notre conscience nous accuse. Ésaû donc, je le répète, a perdu son droit d’aînesse pour un plat de len-