Page:Abensour - La Femme et le Féminisme avant la Révolution, 1923.djvu/408

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génie, rétrécissant les idées à la mesure de son esprit étroit. Chrétien malgré lui, Rousseau, tout comme les docteurs scolastiques, voit dans la femme l’instrument de perdition de la race humaine. Tout comme les docteurs scolastiques, il reproche à l’homme de subir le joug féminin. L’amour est la force fatale qui l’a privé de la sagesse et « forcé d’obéir celui qui devait commander ». Comment Rousseau peut-il professer pareille théorie sans apercevoir les innombrables faits qui l’infirment ? C’est que, par une de ces contradictions en lesquelles l’esprit et le caractère de Rousseau sont fertiles, alors que des esprits aristocratiques comme Voltaire, Montesquieu, Helvétius, des hommes d’Église comme Philippe de Varennes et Caffiaux, aperçoivent nettement et l’assujettissement auquel la loi civile condamne communément l’épouse, et les difficultés qu’une jeune fille trouve à s’instruire et les injustices de tout genre qui pèsent sur les femmes du peuple, l’auteur du Contrat social, l’époux de la pauvre Thérèse Levasseur, ne veut voir que les petits cercles d’élégantes émancipées qui se forment autour de Mme d’Epinay, de Mme d’Houdetot, de Mme de Francueil, et il lui est, dès lors, assez facile d’affirmer (pour peu qu’il oublie les avatars conjugaux de Mme d’Epinay) que les femmes, échappées à la tutelle des hommes, régnent et gouvernent et que le monde végète sous l’empire féminin. Lorsqu’il soutient la thèse de l’infériorité des femmes, lorsqu’il demandera leur assujettissement rigoureux, Rousseau n’aura donc pas le sentiment d’être le défenseur des préjugés les plus antiques, de traditions fondées sur les droits de la force et les prestiges du clergé, mais d’être en cette matière, comme en tant d’autres, hardi novateur. Il l’avait d’autant plus que, presque seul tout d’abord à soutenir franchement le dogme de l’infériorité féminine, il combattait l’opinion du monde et celle des autres écrivains.

« Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort, sans doute, mais l’analogie extérieure est pour eux. Les femmes semblent, à bien des égards, n’être jamais autre chose… que des grands enfants[1]. »

Cette réflexion de l’Émile semble bien résumer assez exactement la pensée de Rousseau. La femme est un enfant, c’est-à-dire un être dont les facultés corporelles et spirituelles n’ont pas atteint le même degré de développement que celles de l’homme et qui, lui étant moralement et physiquement inférieure, lui doit obéissance comme l’enfant à ses parents.

  1. Émile (Œuvres complètes). Paris, 1846 (Furne).