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la tristesse du monde. Voilà la rue des Chèvres, morne et sale, que j’ai tant de fois parcourue avec les bandes joyeuses qui vont en promenade, deux par deux, sous la vigilance alertée du pion. Humble rue qui ne doit plus voir beaucoup de chèvres mais qui accumule sur ses pavés rugueux des fagots traînant comme aux soirs de barricades. Dans l’air, flottent avec les émanations des poubelles, le parfum tiède des boulangeries et l’odeur agréable du pain chaud.

Mes yeux se troublent. Heureusement que s’ouvre sur la place du Marché, la porte clémente d’un bistro. J’entre. Il y a affluence autour du comptoir, des paysans malicieux et discrets qui traitent leurs affaires entre deux lampées de cidre et de « fort ». Il y a même un petit cochon rose qu’un gaillard glabre tient paternellement en laisse et ce porcelet irrévérencieux va de l’un à l’autre en flairant les mollets. Mais ce philosophe en herbe doit avoir sans doute une médiocre idée du genre humain, car dégoûté de son enquête, il va s’asseoir gravement, le derrière dans une flaque de jus de chique… Je me suis approché du zinc luisant.

— Un Dubonnet ! un grand !

La patronne qui porte coiffe du pays, s’empresse. Elle est rouge et aimable. Elle a de bons yeux et la main preste. En me servant, elle a dit, en breton :

Heman zo klanv, marvad ! Celui-ci est malade, sans doute !…

Rapidement j’ai avalé le liquide généreux sur lequel je compte pour pouvoir gravir la côte. J’ai payé et discrètement, je me suis esquivé. « Le vin, selon Molière, ruminai-je, a une vertu sympathique qui fait parler ! » De fait, je me sentais mieux, beaucoup mieux. Il me vint des souvenirs de classe, de la bonne humeur…

Les marronniers taillés de l’avenue du Collège, pleurent