Page:Abgrall - Et moi aussi j ai eu vingt ans.djvu/76

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jamais frôlé le bouge humain, le cloaque des infortunes. Il ne sait pas lire l’aveu qu’on veut taire, sous les assertions désespérées, sous les réticences volubiles, et le destin amer qu’on porte lamentablement sous le front hautain de sa dignité orgueilleuse… Ses mains, maintenant, sont moites. Il me dévisage avec un sourire doucement moqueur.

— Non, je ne suis pas fou, Breton mystique et craintif. Je te parle posément avec toute ma lucidité et je sais toute la portée de mes paroles. Ce soir, je retourne à Paris, chez moi ! Chez moi ! comme ces mots sonnent faux à mes oreilles ! Alors, j’ai voulu te dire adieu !… Tu ne me reverras plus !

Je me suis levé, tout tremblant.

— C’est possible. Avant votre retour, je serais sans doute trépassé.

Lui aussi, s’est levé, calme et droit. Le suicide, lui ? allons donc, il n’est pas assez malade pour cela !… Son bras encercle ma taille et de sa voix affectueuse il me parle en souriant.

— Mais tu ne m’as donc pas compris ?

Interdit, je le fixe. Vraiment, il est sincère ? Je n’ose pas comprendre.

— Dans un mois, Fanfan, tu recevras un avis de convoi : Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille, dans sa trentième année.

— Vous êtes fou et méchant !

Non ! il veut m’effrayer, ça ne peut pas être vrai ce qu’il dit là ! Ce n’est pas possible. Il ment.

— Il y a cinq ans, Fanfan, j’étais fiancé à une belle fille. Elle avait dix-huit printemps et un joli nom : Jeanne de Kergar. Ça veut dire je crois village d’amour, ou village aimant. C’est un nom breton, n’est-ce pas ? suave comme le chant de vos ruisselets au creux des tendres mousses et gracieux comme les coiffes blanches de vos filles. ! J’ai cru