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ALSACE.

jamais. L’Allemagne doit en faire son deuil. »

Je viens de parcourir en tous sens cette grande ville populeuse où, l’an dernier encore, il m’était difficile de faire vingt pas dans la rue sans rencontrer un ami. Je n’y reconnais pas un visage, et certain mot de Chateaubriand me revient en mémoire : il me semble, en vérité, que je parcours un désert d’hommes. Ceux qui rentrent dans leur pays après une absence de vingt ans doivent éprouver le vertige qui m’éblouit par moments : on croit se noyer dans la foule, on saisit au hasard, çà et là, quelque ressemblance trompeuse, comme une branche morte qui se brise dans la main. Ce n’est pas sans raison que la superstition populaire désignait autrefois les revenants sous le nom d’àmes en peine : il est pénible d’errer à l’aventure dans un monde dont on n’est plus. Cependant, sur la place Gutenberg, j’ai été abordé par un homme. Je ne sais pas son nom, mais son visage ne m’était pas tout à fait nouveau. C’est, je pense, un brocanteur juif, à qui j’aurai acheté quelque chose en passant. Il m’a dit à brûle-pourpoint : « Est-ce que ça peut durer longtemps, à votre avis ? Que voulez-vous que je devienne ? J’ai deux fils qui m’aident à gagner ma vie ; si je les garde ici, les Prussiens en feront des soldats contre la France. Et si je les envoie en France, je ne les aurai plus. Nous avons bien la ressource de nous en aller tous ensemble,