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naturel s’imposant aux individus, indépendamment de leur volonté. Chaque nation est, d’après elle, douée d’un génie propre (Volksgeist), impénétrable aux génies des autres nations et s’affirmant essentiellement par la langue. « Ce qui parle la même langue, dit Fichte dans son cinquième discours à la nation allemande, c’est déjà, avant toute apparition de l’art humain, un tout que, par avance, la pure nature a lié de liens multiples et invisibles… Un pareil tout ne peut admettre en son sein aucun peuple d’une autre origine ou d’une autre langue, ni vouloir se mêler avec lui. » Mullenhoff déclare de son côté : « La langue forme la nation, elle est l’existence même et la vie du peuple : sans elle, il est mort[1]. »

À ces affirmations si tranchantes, la science ne tarda pas à prêter l’apparence de vérités rigoureuses. Vers le milieu du XIXe siècle, le mysticisme linguistique se prit à s’appuyer, pour les besoins de sa thèse, sur les constatations de l’anthropologie. La classification des hommes en races distinctes suivant la forme de leurs crânes, la coloration de leurs épidermes, de leurs yeux, de leurs chevelures, lui apparut concorder avec leur répartition suivant la langue, si bien que la différence des idiomes fut expliquée par la différence des origines ethniques. Opposés les uns aux autres par le sang comme par la parole, les peuples sont destinés à une lutte perpétuelle. La guerre est la loi suprême du monde. Par une voie nouvelle on en revient à l’aphorisme de Hobbes : homo homini lupus.

Tirons les conséquences de la théorie. Il en est deux qui apparaissent tout d’abord. La première, c’est que la nation n’a de droit à l’existence que pour autant qu’elle repose sur la com-

  1. Deutsche Altertumskunde, t. III, p. 194. Il est sans doute inutile de faire remarquer que tous les savants allemands ne se sont pas laissés dominer par une théorie aussi évidemment en conflit avec les faits. Je me bornerai à renvoyer ici à H. Morf, Dichtung und Sprache der Romanen (Strasbourg, 1911), qui dissocie très nettement la nation et la langue. Mais, dans l’opinion courante, la seule qui nous intéresse ici, ces protestations isolées sont restées sans influence.