Page:Académie française - Recueil des discours, 1860-1869, 1re partie, 1866.djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

artistes ses contemporains étaient honnis et conspués. N’y a-t-il pas, en effet, certaine parenté entre votre Jeune homme pauvre et le Dorante des Fausses Confidences ? Tous deux ils se déguisent, travestissent leur nom, entrent comme intendants dans de riches familles ; mais votre Dorante, à vous, n’est pas amoureux d’Araminte : il ne la connaît pas ; cet emploi au-dessous de son rang n’est pas un subterfuge pour conquérir un cœur ; il ne l’accepte que par détresse ; et la passion qu’il inspire ne se révèle à lui et ne le force à lire dans son propre cœur que lorsqu’il a déjà cessé d’en être maître. Heureuse transformation du sujet ! Aux spectateurs de Marivaux il fallait un complot amoureux, une sorte de gageure, annoncée, convenue d’avance ; l’intrigue eût semblé fade en devenant plus naturelle : nous, au contraire, nous aimons mieux être moins avertis ; nous demandons que l’art se fasse un peu moins voir et que les choses semblent marcher comme elles marchent en ce monde. Vous avez finement senti, Monsieur, ces exigences de votre temps, sans les trop satisfaire, sans vous assujettir au faux culte du vrai. Vous n’avez fait au goût du jour que les concessions suffisantes pour accoutumer vos lecteurs à ce qu’il y a dans votre sujet d’un peu artificiel, de romanesque selon le vieux sens du mot, je dirais presque d’idéal. Aussi la vogue extraordinaire de ce roman me semble un heureux symptôme. Elle fait honneur au public presque autant qu’à l’auteur, puisqu’elle permet de croire que notre prosaïsme ne nous interdit pas toujours d’être touchés par les beaux sentiments, les nobles invraisemblances, les excès de délicatesse, et qu’un dernier écho de la Princesse de Clèves peut encore arriver jusqu’à nous.