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Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/75

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souffert aussi continuellement que lui. Cela paraît très invraisemblable, mais tous ses livres, qui, malgré des dénouements plutôt cruels, respirent une sorte de haute sérénité, de suprême aisance, avec, de temps en temps, de la gaieté de bon aloi et de l’ironie légère, — tous ses livres ont été écrits dans l’angoisse et dans la fièvre. Il était poursuivi par cette crainte obsédante de déchoir, que ne connaissent point les médiocres, en général contents d’eux-mêmes ; il se croyait toujours au-dessous de l’œuvre précédente et il lui arrivait de détruire désespérément, le lendemain, ce qu’il avait achevé la veillé.

La phase la plus pénible de son travail était celle de la composition. C’est ici que celui qui parle devient plus incapable encore de bien comprendre et de bien juger. Et c’est ici surtout que nos différences s’accentuent, — car si nous avons plusieurs points communs dont je suis fier, nous avons aussi d’extrêmes dissemblances. Je n’ai jamais composé un roman, moi ; je n’ai jamais écrit que quand j’avais l’esprit hanté d’une chose, le cœur serré d’une souffrance, — et il y a toujours beaucoup trop de moi-même dans mes livres.

Lui, au contraire, était personnellement absent de son œuvre. Alors, il lui fallait trouver la donnée d’un livre, mettre sur pied les personnages ; placer, dans le vide originel, chacune des scènes avec ordre, depuis celle du début jusqu’à celle du dénouement. Et tout ce travail, dont l’idée seule m’épouvante, était pour lui un long supplice, redouté et adoré quand même. C’était seulement lorsque se dessinaient bien, à ses yeux, ces personnages, créés de toute pièce par lui et auxquels il