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LES DEUX CAHIERS

été ardente. Jamais elle ne s’en était séparée ; pourtant elle ne les relisait jamais, car elle ne s’estimait pas encore assez âgée pour revivre sa jeunesse. « Plus tard, plus tard », se disait-elle, quand la curiosité la tourmentait… Mais en cet instant elle ne résista pas à son désir, — et d’ailleurs l’époque était venue où seul le passé console du présent et procure la force d’endurer le rapide avenir.

Les cahiers étaient là, dans sa chambre contiguë à celle de sa fille, abrités dans le vieux secrétaire de son enfance. Elle en tira un, le premier. Sur la couverture, le général Lasalle, vêtu d’un uniforme aux couleurs éteintes, sabrait, avec quelques hussards très défraîchis, tout un régiment d’Impériaux flétris ; en haut de la couverture, il y avait, tracés en ronde, d’une encre jaunie, ces mots : « Ce cahier appartient à Marthe Cantuel. » Puis, au bas : « Ceci est mon journal. » Mme Desaulmin le posa sur la table. À côté du carnet en cuir jaune, il avait triste mine, tout juste la mine d’un parent pauvre et honteux. Cependant, le distingué carnet en cuir jaune devait, par tout ce qu’il contenait, lui ressembler un peu. Mme Desaulmin tourna un feuillet du cahier. Il débutait par ces lignes : « Je suis née le 12 juillet 1861, dans notre propriété de Ringen, qui est si jolie avec sa vigne vierge, ses grands arbres et la rivière qui l’encercle… De ma fenêtre, je vois un grand rocher rouge qui monte au-dessus des prairies… » Elle ouvrit le carnet en cuir jaune. La première feuille portait cette note : « Aujourd’hui, à deux heures, partie de golf : réprimandé un peu le Caddie qui baye aux corneilles. » Une seconde, celle-ci : « À quatre heures et demie, cours de Bergson, au collège de France » ; une troisième, cette autre : « Lucie et Jeanne me cherchent à dix heures du matin pour aller au skatingrink ; à deux heures, conférence… » Une quatrième : « Demain matin footing au Bois, l’après-midi golf à l’Ermitage… » C’était, rédigé avec l’exactitude d’un commerçant, le tableau de la