Page:Adam - L’Enfant d’Austerlitz (1901).djvu/103

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« Mon Dieu ! Que de mois affreux j’ai passés dans ces trois chambres nues avec une Polonaise qui avait suivi son frère, capitaine de chevau-légers dans la garde. Nous pleurions ensemble. Elle chantait à merveille, et je l’accompagnais au clavecin, un méchant clavecin, trouvé là entre le divan de cuir et la table de chêne, si lourde qu’on ne la pouvait remuer.

« Les murs étaient peints de raies jaunes. Sous l’image de cuivre et d’étain qui représentait un Christ, la veilleuse empestait les pièces ; mais les servantes s’en allaient quand nous l’éteignions, en nous appelant impies et cannibales, dans leur langage de Moscovites.

« Tant que la bonne saison dura, nous nous promenions à cheval sur les bords du Borysthène, où sont des paysages d’une mélancolie charmante. On y rencontrait souvent des officiers achevant de se guérir du typhus, ou bien d’une blessure, et l’on organisait des parties de campagne d’assez bon genre.

« L’un des plus aimables était le capitaine Aimery de Tourange, qui avait émigré dans le temps de la Révolution, puis était revenu prendre du service au camp de Boulogne, quand Napoléon rappela les ci-devant pour commander ses nouveaux escadrons.

« Il avait la taille bien prise et les mains nettes, un visage en rapport avec son cœur généreux. Il ne tarda point à me découvrir ses sentiments à mon égard dans le langage le plus propre à séduire une femme sensible. Je l’étais alors ; mais l’image de mon cher Augustin occupait toute mon âme, que bouleversaient mille angoisses affreuses. Où était-il, à cette heure ? Peut-être, durant que nous découpions tous les quatre un pâté de Strasbourg sur l’herbette, au bord de l’eau, peut-être conduisait-il son régiment à l’assaut d’une batterie russe ; peut-être le fer des bombes menaçait-il la vie du héros ; peut-être gisait-il sanglant au coin d’un mur