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LE BAISER DE NARCISSE


triait avec ses doigts agiles, minces et aigus, les cocons des fruits bruns. Puis c’était la meule que tournaient des Tyriotes, courts sur jambes, velus, avec des muscles de bêtes ; la lente cuisson dans des jarres de terre, aux flancs rugueux desquelles s’étalaient, historiées, de belles légendes. Le repos pendant des semaines ; puis la fête heureuse ; après quoi on décantait l’huile des jarres, pour la mettre dans des amphores — l’huile blonde et sirupeuse qui luisait comme le miel.

Dans ces travaux, Lidda, qui n’avait pas dix-huit années, montrait une résignation mélancolique et passive. Sur sa figure blanche que le soleil n’avait pas dorée, aucune expression, que celle de la morne beauté. Elle semblait l’union de la jeunesse et de la mort ; ses lèvres, qu’aucun sourire n’éclairait, avaient l’air d’une coupe pure mais qu’on aurait tarie. Le soir où le maître la distingua et la jeta sur sa couche, nul n’aurait pu dire si les paupières de la vierge palpitaient de peur, de haine ou d’amour. Le jour où les prêtres annoncèrent qu’un enfant allait naître, elle ne pleura pas, elle ne se réjouit point. Lorsque enfin Elul la déclara affranchie, sa fierté même, cet orgueil sauvage et dissimulé qu’on lui devinait, demeura en elle. Ainsi Milès vint-il au monde, ni désiré, ni maudit — mais pareil à ces myrtes de la montagne qui profitent d’un coin de mousse pour y pousser et y fleurir.

Elul, le maître, possédait des vignes, des vergers, des bois, des maisons et un temple qu’il avait fait élever à la gloire des dieux de la mer. Car sa richesse venait de la mer. À Cnide, sur la côte, dix galères, lui appartenant, faisaient l’échange, avec les habitants des îles et même avec la Grèce, du vin de ses cuves et de l’huile de ses pressoirs contre de beaux drachmes d’argent pur. Lui, vivait, mystérieux, craint, presque toujours retiré sous les