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Page:Adelswärd-Fersen - Le baiser de Narcisse, 1912.djvu/56

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LE BAISER DE NARCISSE


feras une bonne action, supplia-t-il, en craignant le refus du marchand. Nous avons si faim…

— Faim ! Qu’est-ce que cela me fait. Si tu n’as pas un drachme, engage-toi comme esclave. »

Sous l’injure, Milès blêmit mais se contint.

« Voilà ce que c’est que de faire le beau avec ton amoureuse, lança l’homme méprisant. D’ailleurs, elle n’est pas bien belle, ton amoureuse, railla-t-il. Enfin ! » Et comme il avait bon cœur malgré tout, et que l’étoffe semblait de valeur, quoique sale et déchirée, il leur indiqua un coin où des bottes de luzerne s’empilaient, bâillant de la cosse. « Asseyez-vous là ! »

Cependant, le colloque avait intéressé les buveurs. Marins de Sicile, graves comme des satrapes, vendeurs de fruits et d’eau fraîche, la plupart Syriotes, reconnaissables au bonnet phrygien affaissé sur l’oreille, Grecs aux cheveux trop longs, Hiberniens bronzés comme des pharaons, tous aventuriers ou mercenaires, esclaves ou affranchis, dévisageaient maintenant à qui mieux mieux Milès et l’infirme.

« Mais, par Ésope ! n’est-ce pas là Milès, le fils de ton ancien maître ? fit l’un des convives en secouant, sans succès, une énorme masse noire écroulée sur la table. Il me semble l’avoir vu passer, quand il partit de Byblos…

— Oui, affirma un second voisin, il me semble que c’est Milès… »

À ce nom prononcé haut, l’homme ivre, un nègre égyptien sans doute, qui dormait, se redressa, ouvrant des yeux stupides. Sa haute taille, un peu voûtée, sa musculature de fauve maintenaient les autres dans le respect, même aux instants d’ivresse.

« Qu’est-ce que tu as dit, toi, l’Amalécite, à propos de Milès ? Milès, c’est comme mon dieu, je ne veux pas qu’on y touche !