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LE BAISER DE NARCISSE


tesse enfante le rêve et la vaine poursuite des désirs. La joie, au contraire, nous donne conscience de la vie. Vois comme une feuille est jolie !

« Nous devons rechercher le bonheur et l’amour… Si l’on supprimait l’amour de cette terre, aucune force ne subsisterait plus. La haine elle-même disparaîtrait… Il y a, je crois, deux secrets de bonheur : Le premier, c’est d’exiger beaucoup de soi et très peu des autres… Le second, c’est… de ne pas en parler.

— Mais, n’as-tu pas enseigné, ô Maître, que la seule vertu résidait dans le sacrifice et dans l’oubli de soi-même ? N’est-ce pas là l’antithèse de l’amour — cet égoïsme. — Et n’est-ce pas là une contradiction ?

— Qui est le propre des philosophes, murmura l’un des disciples à l’oreille de l’Apoxyomène.

— Non point, assurait Albas ; l’amour, c’est le bonheur d’un autre réservé pour soi-même. Afin d’assurer ce bonheur-là, beaucoup vont jusqu’au propre holocauste. D’autre part, l’oubli de soi permet au prochain d’être satisfait. C’est par comparaison avec toi qu’il se juge et c’est par contradiction qu’il le ressent. Si la fortune te sourit, accueille-la de bras indifférents. Elle est instable comme l’arc-en-ciel.

— Quel sophiste ! maugréa quelqu’un.

— Veux-tu donc établir, continuait l’architecte, que mon voisin fondera son plaisir sur mes peines ?

— Probablement, répondit Albas. Écoute plutôt. Aux dernières fêtes de Dyonisos je fus témoin de l’incendie qui arriva lors de la course des chars. Le feu se déclara dans l’enceinte des jeux et les gradins en un instant furent couverts par le velum ardent. Mille personnes périrent là, étouffées par les vapeurs, calcinées par les flammes. On ne pouvait rien, car c’était