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LE BAISER DE NARCISSE


s’arrêta, étonné : une lueur tremblait, rouge à côté du clair de lune. Il s’approcha, recommandant à Milès de ne faire aucun bruit, d’assourdir ses pas.

Sous la voûte immense toute revêtue de marbre sombre, en face des murs sur lesquels déjà se déroulait en peinture une partie de la légende immortelle de Ganymède, un homme d’une trentaine d’années se tenait, assis sur un échafaudage et broyant des couleurs.

Les torches qui brûlaient en dégageant l’odeur végétale et amère de la résine éclairaient par lampées brusques son visage énergique, dont la beauté était restée très pure et très jeune. Cet homme c’était Ictinus, l’artiste célèbre d’Hypogée. Devant lui, sur une haute stèle, une femme debout, au corps presque androgyne, posait, le visage voilé. Mais, soit que le modèle ne servît plus au peintre, soit qu’il s’absorbât momentanément dans d’autres préparatifs, il semblait que l’homme l’avait tout à fait oublié, comme il oubliait l’heure.

Un pas encore et, au bruit des sandales sur le seuil, Ictinus s’était retourné, saluant l’architecte d’un air assez embarrassé.

« Toi ici, à cette heure ? interrogeait Scopas, sans remarquer l’éclair qui luisait dans les yeux de son petit affranchi.

— Oui, maître… je n’ai rien fait de bon, pendant la journée. J’ai dû abandonner mes esquisses, continua-t-il avec, dans la voix, une rage contenue. Je n’ai trouvé personne qui soit assez beau pour réellement inspirer.

— Le visage des dieux peut-il se rencontrer sur terre ? répondait, presque railleur, Scopas. Alors, tu as pris cette femme ?

— Pour dessiner l’Aphrodite dont Ganymède s’énamoure au banquet de Zeus. Vois, elle est belle et son corps mince diffère à peine de celui d’une vestale.

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