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FIN JUSTIFIE LES MOYENS

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des casuistes les principes philosopliiques posés dans les premiers chapitres, nous constaterons qu’ils contredisent expressément la troublante formule d’après laquelle la fin justifierait les moyens. Nous en faisions tout à l’heure l’expérience avec Escobar. Ouvrons un autre casuisle parfois raillé dans les Provinciales, Paul La-ïmann ; nous y lisons :

Actus ex objecta /ttalus refertiir ad finent honiim, ut furari ut possis eleemosynam dare.llle actus simpliciter malus, sub génère injustitiae. Ratio petitur ex discrimine inter bonum ac malum morale quia, ut S. Dionysius ait : Bonum ex intégra causa est, malum ex quovis defectu, id est, utactio moraliter bona existât, necesse est ut et objectum, et finis, omnes circumstantiærecle rat ioni conseil ta nea sint.{Tlieologia moratis, I, 2, g, éd. de Douai, 1640, p. 82.)

Même doctrine, très expresse, en tête de la Théologie morale du casuiste Edmond Voit :

Omnis electio mali medii est malu… Ad malifiam participandam sufficit volitio objecti, quod cognoscitur esse malum… (Theologia moralis, éd. Gauthier, Paris, 1843, I, p. xvi-xvii.) Edmond Voit étudie, d’une façon plus précise, dans quelle mesure l’intention de faire le bien est viciée par l’emploi d’un mauvais moyen ; il explique très nettement que si Titius a l’intention de faire l’aumône et de voler pour la faire, son acte devient absolument mauvais ; il ajoute que si Caius, après s’être déterminé à faire l’aumône, finit par svicconiber, par avarice, à la tentation de voler, son intention primitive de faire l’aumône a du moins été une intention bonne. Rien assurément dans ce distinguo ne saurait prêter à l’objection.

Et si l’on veut trouver, à travers l’histoire de la Société de Jésus, d’autres expressions de la même doctrine d’après laquelle la Un ne justifie pas les moyens, nous les pouvons demander, à notre gré, soit à l’un des Jésuites qui passent actuellement pour maîtres en philosophie morale, le P. Cathrein, soit au fondateur de l’ordre, saint Ignace, a La volition qui est dirigée vers un objet moraleuient mauvais, professe formellement le P. Cathrein, ne peut devenir bonne par aucun but extérieur. Ainsi, quiconque reconnaît que le vol est condamnable ne peut pas vouloir voler, pour aucune fin si bonne soit-elle, sans que sa volition devienne mauvaise. » (Moralphilosophie, 1, p. 282. Fribourg, Herder, 18gi.) La fin donc ne justifie pas les moyens, et c’est ce que, tout le premier, saint Ignace avait dit. Il amène ses disciples, durant la seconde semaine des E.rercices, à faire un choix, pour le service de Dieu, entre les divers moyens et circonstances qui s’ofi’rent à eux. « Le service de Dieu, tel est le seul but, dit-il expressément ; et la recherche d’un bénéfice d’Eglise, ou bien d’une épouse, ne sont que des moyens pour cette lin. Rien ne doit donc porter à l’adoption de ces moyens, ou bien à leur répudiation, si ce n’est le seul service de Dieu… Un point est nécessaire, ajoute-t-il immédiatement, c’est que tous ces moyens entre lesquels nous voulons opter soient indifférents ou bons en soi, cl non point mauvais. «  Et si, dans V/nstitutum Societatis Jesu, l’on explore les quinze ruliriques indiquant les moyens par lesquels les Pères peuvent travailler à leur perl’eetionnement intérieur ou au bien du prochain, on serait fort embarrassé pour en trouver un seul que la morale la plus rigoriste pût taxer de mauvais. Historiquement, donc, l’accusation portée contre les Jésuites n’est pas fondée.

Seraient-ils coupables, peut-être, de penser et de soutenii’que pour apprécier un acte, il faut en considérer le but, le pour quoi.’Alors, avec eux, c’est toute la morale catholique que l’on condamnerait.

« C’est par le sentiment qui l’inspire que doit se

qualifier votre intention », disait saint Ambroise. (De of/ic. II, XXX : Migne, P. L. XVI, col, 66.) Saint Augustin ne peut à coup sûr être soupçonné d’avoir professé que la fin justifie les moyens, car il insiste avec vigueur pour que dans le psaume xxxii on lise, non pas : Mendax ; equas ad salutem (ce qui paraîtrait parfois autoriser l’honnête homme à mentir) mais : Mendax equus ad salutem. (P. !.. XXXVI, col. 297.) Et cependant, s’il est un docteur de l’Eglise qui a mis en pleine lumière la valeur souveraine de l’intention dans l’acte moral, c’est bien saint Augustin ; c’est chez lui qu’on recueille ces formules :

« Aimez et faites ce que vous voulez… Ayez

au dedans de vous le racine de l’amour ; de cette racine, rien ne peut éclore que le bien… C’est l’intention qui fait l’œuvre bonne » ; et c’est lui qui, dans un audacieux parallèle entre Dieu le Père et Judas qui, tous deux, chacun à sa façon, livrèrent le Christ à la mort, glorifie l’un et accable l’autre, à cause de leurs intentions. Il faut suivre, dans le livre très fouillé du P. Reichmann, la longue série des grands docteurs chrétiens, saint Grégoire le Grand et Isidore de Séville, saint Bernard et Hugues de Saint-Victor, saint Thomas et saint Bonaventure : partout s’épanouit cette doctrine, qu’un acte ne doit pas être envisagé seulement en hii-iuème, mais dans l’esprit qui l’inspire.

Il n’est pas rare que les polémistes de la Réforme reprochent à la morale catholique d’être formaliste, et de se soucier de la conduite extérieure, de la moralité des actes, beaucoup plus que de la moralité intérieure, de l’intention intime qui dicte ces actes ; et d’autre part, lorsque précisément la morale catholique professe que ce qui importe avant toutpour l’appréciation morale d’une action humaine, c’est la valeur morale <le la lin poursuivie, ils condensent cette doctrine sous une formule captieuse : « la fin justifie les moyens », et tirent de la formule des conséquences immorales qui n’ont rien de commun avec la doctrine authentique. D’un côté, ils incriminent les catholiques d’avoir une conception trop objective de la morale, de tenir un compte insufflsant de la moralité subjective ; M. Mausbæli consacre à réfuter ce reproche tout un chapitre de son livre sur la Morale catholique, chapitre intitulé : Intention et wuvres. (Trad. Lazare Colliii, Paris, Lelhielleux.) Mais, d’un autre côté, le princijjc qu’ils prêtent à cette même morale, et d’après lequel la fin justifierait les moyens, apparaît, logiquement, comme le produit d’un système moral qui n’attacherait d’importance qu’à l’intention subjective et ferait bon marché de la moralité objective des actes. C’est ce que le même M. Mausbach discerne très finement : car après avoir montré qu’aux yeux de saint Thomas rinq)ortance de la fin est plus élevée et plus étendue que celle de l’acte lui-même, il maintient que d’ailleurs, à côté de l’intention de la personne, le caractère de l’acte garde, pour les docteurs catholiques, une valeur morale ; sinon, continue-t-il, « si l’on considérait exclusivement l’intention, l’on arriverait nécessairement à ce princii)e qu’on a faussement attribué à la morale calholi(iue, et à conclure que la fin justifie les moyens ».

C’est ainsi que les deux grands reproches qu’adressent à la morale catholique certaines polémiques protestantes, secoutredisent réciproquement, ou pour mieux dire s’annulent. Il } a dans les doclrines morales deux exclusivismes possibles : celui qui consiste à ne tenir compte que de l’acte brut — abstraction faite de la moralité intime ; et celui qui consiste, au contraire, à ne tenir compte que de la fin poursuivie, abstraction faite des moyens : la poloniique protestante se réfute elle-même eu imputant tour à tour à